Harcèlement institutionnel à l’Éducation nationale?
Jugeant la responsabilité des suicides au sein de France Télécom, la Cour de cassation a admis, le 21 janvier 2025(1), que les faits de harcèlement punis par le Code pénal (2) pouvaient être constitués par une politique d’entreprise conduisant à une dégradation des conditions de travail des salarié·es. Ainsi, elle ouvre les perspectives d’une responsabilité qui ne s’inscrit plus dans la seule conduite individuelle mais dans la volonté d’une politique institutionnelle ou d’une stratégie managériale ayant pour effet la dégradation des conditions de travail, l’atteinte aux droits et à la dignité des salarié·es ou l’altération de leur santé physique ou mentale.
Et dans l’Éducation nationale ?
La situation actuelle des politiques managériales dans l’Éducation nationale ne peut être considérée comme similaire à celle de France Télécom entre 2007 et 2009. Mais la question d’un harcèlement institutionnel n’en reste pas moins violemment posée.
En 2020, dans les mois qui avaient suivi le suicide de Christine Renon, directrice d’école, le ministère avait déclaré une volonté de transparence et de prévention qui n’a pas eu de suite pérenne. En témoigne encore récemment la situation de l’académie de Normandie où malgré une vague de suicides d’enseignants et de personnels administratifs, il a fallu la pression syndicale de la FSU qui a publié un communiqué d’alerte pour que le rectorat réunisse l’instance paritaire dont la réglementation lui imposait pourtant la tenue dans des délais contraints.
Les régulières promesse de moyens, notamment le recrutement de médecins de prévention, comme l’engagement annoncé par Jean-Michel Blanquer d’une « mobilisation de l’ensemble de l’institution » ont été des promesses sans lendemain.
La stratégie est toujours la même : le discours ministériel relayé à tous les niveaux de l’institution s’efforce de relativiser la réalité. Pourtant, les témoignages ne manquent pas et donnent lieu à des publications corroborées par des enquêtes et des études (3). Celles et ceux qui travaillent dans l’institution savent, au quotidien, l’emprise croissante de l’épuisement professionnel dont témoigne l’augmentation des démissions et des arrêts maladie pour burn-out et parfois le suicide.
Le management, facteur d’épuisement au travail
Si le déficit de moyens entraîne des difficultés quotidiennes et récurrentes, il est exacerbé par son traitement managérial. Déjà parce qu’il induit la responsabilisation des acteurs en multipliant les évaluations qui, refusant de prendre en compte ces facteurs de déficit, persistent à analyser les difficultés du seul fait d’une inadéquation des pratiques professionnelles. Le recours aux valeurs, recours censé motiver un engagement visant l’intérêt général, a fini par devenir une justification rhétorique, dénuée de toute considération pour la réalité humaine et matérielle du travail. Un cercle vicieux est engagé, où la perte de sens de l’activité réduit l’engagement, où la diminution de l’engagement paraît légitimer pressions et injonctions qui produisent de nouvelles pertes de sens…
On pourrait multiplier les exemples, du diktat du chiffre évaluatif aux réorganisations successives et aux demandes impossibles dont on finit par reprocher l’insuffisante exécution. Le discours institutionnel sur le bien-être enseignant, proclamé comme un objectif essentiel, tente de masquer une réalité de dégradation sur laquelle il n’a en réalité aucune prise.
On reste parfois obnubilé par tel ou tel comportement particulier qui témoigne d’une maltraitance plus visible mais c’est du fait sa culture managériale actuelle que le système est désormais, structurellement, producteur de dégradation des conditions de travail et de santé.
Rompre avec le nouveau management public
Pour rompre cette désastreuse évolution, il n’y a pas d’autre possibilité que de remettre en cause les principes mêmes du nouveau management public. Il faut renoncer à la rationalisation par des indicateurs qui visent en réalité davantage la réduction du service public que son amélioration, à la mise en concurrence qui laisse croire en la capacité d’une régulation de l’action publique par une dynamique de marché, à la recherche d’une soumission des agents à la mise en œuvre de protocoles technocratiques à l’efficience prétendument garantie, à la justification rhétorique des choix au prix d’une négation de la réalité….
On peut douter d’en percevoir quelque espoir dans les volontés politiques actuelles sauf à ce que la mobilisation syndicale puisse engager les rapports de force qui les contraindraient à rompre avec une culture managériale délétère tant pour la qualité du service public que pour les conditions de travail de ses agents. Une telle rupture dépend de la capacité collective des travailleuses et des travailleurs eux-mêmes, nous ne devons pas cesser de la susciter.
(1) Cass.crim. 21 janvier 2025, n°22-87.145
(2) article 222-33-2-2
(3) voir notamment
– Éric DEBARBIEUX, Benjamin MOIGNARD, , École primaire, enquête auprès des personnels, évolution 2011-2023, ASL
– Éric DEBARBIEUX, Benjamin MOIGNARD, L’école de la défiance, octobre 2022, ASL
– Baromètre ASL 2023-2024
– CNESCO, Attractivité du métier enseignant, novembre 2016
– Cour des Comptes, La fonction Ressources Humaines au Ministère de l’Éducation nationale, octobre 2024
– Enquête Carrefour santé-social, Étude des risques psycho-sociaux, de l’épuisement professionnel et des troubles musculo-squelettiques, 2011
– Georges FOTINOS, José-Mario HORENSTEIN, La qualité de vie au travail dans les lycées et collèges. Le « burn-out » des enseignants, 2011
Sur ce thème, l’IR.FSU a publié : Pourquoi joindre l’inutile au désagréable ?
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Éditorial de la lettre de l’Institut de recherches de la FSU du 10 février 2025
Paul Devin, président de l’IR.FSU