Sommes-nous aujourd’hui avec la crise financière et économique confrontés à un tournant décisif dans l’histoire des politiques néolibérales ? Oui, sans aucun doute. Mais il faut préciser les ressorts et la nature de ce tournant.

Intervention de l’Etat : la crise affectera les discours plus que les pratiques

par Guillaume Duval
Rédacteur en chef d’Alternatives économiques

Sommes-nous aujourd’hui avec la crise financière et économique confrontés à un tournant décisif dans l’histoire des politiques néolibérales ? Oui, sans aucun doute. En termes de discours, la réponse est très nette. Nicolas Sarkozy incarne ce revirement idéologique où la référence à Keynes se substitue à la célébration de l’autorégulation du marché et de la financiarisation des économies. Mais il faut préciser les ressorts et la nature de ce tournant. Tout d’abord, la crise financière, à elle seule, ne l’explique pas. Ce processus était déjà bien engagé depuis plusieurs années. L’évolution par exemple de la pensée de Joseph Stiglitz signalait bien que le discours néolibéral « pur et dur » avait déjà beaucoup de plomb dans l’aile. Avec la crise, c’est en quelque sorte un clou dans le cercueil qui a été posé. De plus, il faut soigneusement veiller à distinguer les discours des pratiques. Les discours et les pratiques d’aujourd’hui mais également ceux d’hier. La fonction du discours néolibéral n’a pas tant été de faire reculer en pratique l’intervention publique que de permettre d’en changer la forme et la nature. Un processus qui ne sera pas forcément affecté par la crise, même si le discours néolibéral sera, lui, probablement mort et enterré.

L’écart entre le discours et les pratiques

Même à l’époque de la célébration du marché autorégulateur et de la concurrence, la pratique des différents États n’était en effet pas véritablement fidèle au modèle proclamé d’autorégulation du marché. Si l’on prend l’indicateur simple des prélèvements obligatoires, on constate que les taux de prélèvements ont continué tendanciellement à s’accroître dans l’ensemble des pays développés depuis trente ans, alors même que les Etats assumaient officiellement des politiques libérales. Les pays en rattrapage rapide (comme la Corée ou la Turquie) ont connu un développement économique spectaculaire qui s’est notamment traduit très classiquement à travers une progression sensible de ces prélèvements obligatoires. L’intervention publique est en fait restée déterminante pour toutes les économies et son accroissement s’est poursuivi comme une tendance de fond, même si le discours dominant a pu la rendre moins visible parce que moins assumée. Au grand dam d’ailleurs d’organismes comme l’OCDE qui enregistraient cette tendance année après année tout en la déplorant vivement.
Tony Blair est un des exemples les plus illustres et les plus forts de cet écart entre pratiques et discours. Dans son second mandat, son action a consisté principalement en un renforcement spectaculaire de l’action publique au Royaume-Uni. L’augmentation des prélèvements obligatoires, le quasi doublement des dépenses d’éducation, de santé ou de transport ont constitué une rupture réelle avec Margaret Thatcher sans que cela soit véritablement assumé au niveau du discours. Tony Blair restant en particulier le porte-parole attitré d’un discours néolibéral très offensif à l’« export », vis-à-vis du reste du monde. Ceux qui ont été véritablement sérieux en la matière ont été les Allemands, ou plus précisément les sociaux-démocrates allemands sous la houlette de Gerhard Schröder. Avec des conséquences déjà dramatiques en termes d’inégalités et à moyen terme de qualité des infrastructures matérielles et immatérielles de l’économie allemande…

Le poids des nécessités

Il existe de bonnes raisons à la remise en cause actuelle du discours néolibéral. Mais il y aurait une illusion à croire que ce tournant est le seul résultat des luttes proprement politiques contre le néolibéralisme. Si le néolibéralisme est remis en cause c’est, aussi, parce qu’il ne correspond plus aux intérêts des capitalismes eux-mêmes. La période la plus récente du développement du capitalisme a été marquée par un très fort accroissement de la division du travail, au sein de chaque pays et à l’échelle mondiale. Or une société qui connaît un très haut niveau de division du travail est une société fragile, très sensible à n’importe quel type d’aléas. Si le « juste-à-temps » et les flux tendus ont été une solution à la crise du fordisme en permettant de diminuer drastiquement les stocks donc le capital engagé dans la production, ils ont aussi aggravé la fragilité du système : il est très facile, dans ce nouveau contexte, de bloquer les processus de production, comme suffit à le démontrer toute grève du transport routier.

Pour prévenir ces risques et faire face à ces aléas, il faut que l’Etat intervienne. Il faut, en effet, de plus de plus de biens publics. Les biens publics pour être produits et diffusés partout ont besoin de l’intervention publique car, s’ils ne sont produits que sur une base privée et marchande ce n’est pas possible. La sécurité est depuis fort longtemps un des exemples de biens publics les plus évidents. Tout le monde s’accorde à penser que la sécurité ne peut se réduire à la constitution de milices privées. La sécurité suppose, pour être éprouvée, d’être garantie sur l’ensemble du territoire et doit donc être produite sur une base essentiellement publique. Cela est aussi valable pour la santé. Les riches des pays riches, depuis très longtemps, ont accepté de payer pour la santé des plus pauvres ; ils savent que les microbes ne s’intéressent pas aux revenus des individus. Les maladies des pauvres concernent tout le monde, elles ne sont pas des maladies qui touchent uniquement les pauvres. Plus largement et plus récemment, les riches des pays riches comprennent qu’ils doivent payer aussi pour la santé des pauvres des pays pauvres. L’exemple du SRAS, de la grippe aviaire, et d’autres ont bien montré que les maladies ne connaissaient pas les frontières. C’est pour cela que l’insuffisance des infrastructures de santé dans des pays pauvres a désormais des impacts importants, y compris dans les pays riches.
Cette problématique est ancienne, mais elle est très loin d’avoir fini de produire ses effets : sur le plan écologique notamment, nous aurons besoin de produire et de préserver des biens publics beaucoup plus activement au cours des prochaines décennies. Autrement dit, la force du discours néolibéral, aussi puissante soit elle, n’a jamais fait disparaître les contraintes liées aux processus productifs. Et c’est pourquoi, les pratiques gouvernementales se sont maintenues dans les faits à bonne distance des discours ultralibéraux.

A quoi sert le discours néolibéral ?

La vraie raison d’être du discours néolibéral n’était pas tant de casser l’action publique en tant que telle, ou d’y mettre fin, mais plutôt d’en modifier la forme. Si l’intervention publique s’est poursuivie dans la période d’hégémonie du discours néolibéral, il y eu, dans le même temps, un indéniable recul de l’Etat employeur et producteur. Ce phénomène a été massif dans tous les pays développés.

Sur ce point, je ne crois d’ailleurs pas que cette crise porte en elle nécessairement un mouvement de bascule, un retour en arrière. Le plus d’Etat, qui s’impose de nouveau désormais dans les discours, ne se traduira pas forcément par un retour vers le développement de nouveau de l’Etat employeur-producteur. « L’histoire avance en spirale », nous disait Alain Caillé dans un entretien récent. Même si l’histoire peut donner l’impression d’un jeu de bascule régulier, on ne revient pas en fait au point de départ.

Il y a une logique assez profonde dans ces deux tendances de la poursuite du développement de l’intervention publique pour soutenir la rentabilité de l’initiative privée, d’une part, et de la réduction de l’Etat employeur et producteur, d’autre part. Ces deux mouvements sont en réalité moins contradictoires qu’il n’y paraît. Dans les sociétés développés, la part des richesses créées qui échappe à une logique purement privée et marchande atteint fréquemment 40 à 50% du PIB. Si un tel niveau d’intervention était assumée sous l’unique forme de l’Etat employeur et producteur, elle poserait des problèmes réels. Les critiques libérales de la bureaucratie ne sont pas toujours sans fondements. La question de la production de l’électricité en France constitue un exemple assez « éclairant ». Personne ne met en doute l’efficacité d’EDF, mais le monopole d’EDF a posé au cours des trente dernières années un défi à la démocratie dans ce pays : durant toute cette période, ce n’est pas vraiment en effet le Parlement et le gouvernement qui ont défini et mené la politique énergétique du pays après un large débat démocratique mais le corps des Mines. Au point même, quand l’explosion de la centrale de Tchernobyl, a menacé de remettre quand même en question cette politique, de répandre l’information fausse selon laquelle le nuage se serait arrêté à la frontière.

Le discours néolibéral a sans aucun doute joué un grand rôle dans la remise en cause de l’intervention de l’Etat. Mais il faut préciser alors qu’il a contribué, pour l’essentiel, à diminuer une forme spécifique d’intervention publique, celle de l’Etat producteur et employeur. On a assisté par contre au cours des dernières décennies au développement de formes mixtes de délégation de service public. On avait l’habitude de raisonner souvent de façon binaire : l’Etat d’un côté, le marché de l’autre. En fait on a désormais, et de plus en plus, un continuum : entre l’Etat employeur-producteur d’un côté, qui reste et restera essentiel, et de l’autre le marché concurrentiel pur et dur, réservé de plus en plus aux secteurs les plus arriérés de l’économie. Entre ces deux extrêmes on trouve des délégations de service public n’impliquant pas paiement des usagers, d’autres qui au contraire le prévoient sous contrôle de prix par les collectivités, des marchés où les acteurs privés se voient imposer des formes de régulation très strictes souvent par des autorités indépendantes… Ces systèmes sont anciens mais ils se sont beaucoup développés au cours des dernières décennies et je ne suis pas sûr que cette tendance lourde soit affectée par la crise actuelle.

Les origines de la crise

Revenons pour finir plus précisément sur cette crise elle-même. Nous assistons actuellement avant tout à une crise très profonde du modèle de développement américain. Depuis trente ans les revenus de 90 % des Américains n’ont pas progressé. Cela a été masqué par une baisse du taux d’épargne et un endettement spectaculairement élevé. L’endettement s’est gonflé de plus en plus, y compris dans les catégories les plus pauvres, sans revenu ou presque. C’est à ce niveau que la crise a éclaté. Mais le fond de l’affaire, au-delà de la finance, reste l’extraordinaire inégalité et le déséquilibre du modèle de développement américain. Sur ce plan, on peut attendre une rupture réelle. Si la Réserve Fédérale a réussi à faire face aux trois ou quatre dernières crises, et notamment à celle de 2001, la crise actuelle appelle sans doute des changements de mode de vie importants : il va bien falloir que les Américains apprennent à consommer moins et épargner plus. Des changements extrêmement lourds et difficiles à l’échelle d’une société.Quels que soient ses qualités et son charisme, la tâche de Barack Obama va être très compliquée…

Du fait des dysfonctionnements propres à la sphère financière (les questions posées par la titrisation ou les paradis fiscaux ont suffisamment été développées pour que nous n’y revenions pas ici), c’est malgré tout devenu une crise mondiale. La Chine est souvent évoquée pour prendre le relais des Etats-Unis et tirer l’économie mondiale, mais on oublie trop souvent qu’elle ne représente que 6% de l’économie mondiale. Et son économie, très extravertie, reste très sensible aux variations du commerce mondial. Par contre l’Europe représente, comme les Etats-Unis, 25 % de l’économie mondiale. Et elle est la seule zone qui pourrait vraiment prendre le relais des Etats-Unis. Parce qu’elle est moins endettée, elle pourrait assumer ce rôle sans créer de déséquilibres majeurs. Si l’Europe a du mal à jouer ce rôle moteur dans la sortie de crise, ce n’est pas la faute de l’endettement des Etats européens. Certes, ils sont endettés mais les acteurs économiques européens le sont beaucoup moins que les acteurs américains. Le principal problème est que l’Europe n’arrive toujours pas à définir d’axes communs, de politiques communes pour relancer l’activité à des niveaux qui conviennent.

Par ailleurs on a souvent invoqué la gourmandise des actionnaires dans le déclenchement de la crise, mais il ne faut pas oublier que la source principale de la crise financière tient au fait que l’argent a été trop longtemps trop bon marché. Cet argent peu cher a encouragé des investissements stupides, pas ou insuffisamment rentables. Pour ne prendre qu’un exemple, prévoir que les Américains les plus pauvres ne pourraient rembourser leurs emprunts ne relevait pas d’une réflexion particulièrement complexe. Une bulle spéculative c’est d’abord le fait que l’argent n’est pas assez cher et que les gens peuvent investir dans des activités qui ne rapportent rien ou peu. On avait déjà connu ces phénomènes lors du développement et finalement de la crise des start-up, il y a moins de dix ans. Ce qui peut faire illusion pendant un temps, c’est que des investisseurs gagnent de l’argent par l’augmentation du prix des actifs. Mais cet enrichissement, qui a pris cette fois-ci comme dans la période 1998-2000 des proportions scandaleuses, s’obtient via des plus-values et non par la rentabilité propre des activités. Le paradoxe étant que la politique « prudente » de la BCE a permis de limiter ce type de bulles spéculatives, relativement à la politique menée aux Etats-Unis par Alan Greenspan.