Avec le nouveau management, on ne peut plus penser l’intervention de l’État en termes politiques et juridiques, on ne peut la concevoir qu’en termes économiques et comptables.

Management global et sortie de la démocratie par Christian Laval

Avec le nouveau management, on ne peut plus penser l’intervention de l’État en termes politiques et juridiques, on ne peut la concevoir qu’en termes économiques et comptables. L’un des symptômes de cette nouvelle conception est l’importance prise par le thème de la « bonne gouvernance », regardée sous l’angle technique des « bonnes pratiques », aux dépens de la discussion politique sur les finalités plurielles possibles de l’action politique . Le managérisme comme nouvelle manière d’exercer le pouvoir gouvernemental modifie profondément la conception des biens publics et les principes de leur distribution. L’égalité de traitement et l’universalité des bénéfices sont mis en question par l’individualisation de la prestation, la sélection des bénéficiaires comme public-cible, la conception consumériste du service public (« en avoir pour son argent »).Le discours gestionnaire technicise l’ensemble de la réflexion sur l’administration au détriment de considérations politiques et sociales qui permettraient de faire apparaître à la fois le contexte de l’action publique et la pluralité des options possibles. Les catégories du management tendent à occuper la place des principes symboliques communs qui étaient jusque-là au fondement de la citoyenneté . L’État-entreprise n’est pas un État démocratique, du moins tel qu’on l’entendait dans la conception classique de la démocratie libérale : il n’est plus guère question d’un affrontement de groupements politiques autour de valeurs et de principes. La seule question autorisée est celle de la capacité de mener des « réformes » dont le sens n’est pas explicité, sans que l’on ne sache plus très bien quels résultats de l’action sur la société on cherche à obtenir. Cette rationalité néolibérale est parfaitement formulée par T. Blair quand il soutenait que la question n’est pas de savoir si les instruments de la nouvelle gouvernance sont de droite ou de gauche, mais s’ils atteignent ou non leurs objectifs. C’est en ce sens que le nouveau management s’accorde bien avec le « postmodernisme » de la gauche néolibérale pour laquelle les oppositions constitutives de la « vieille gauche » ne font plus sens (lutte des classes, séparation du privé et du public, et même distinction des valeurs de la gauche et de la droite).

Au-delà du mode de gestion et de la mobilisation d’outils techniques, c’est le rapport entre gouvernants et gouvernés qui est modifié. En remettant en question la dualité qui existait entre le domaine de la citoyenneté démocratique et le domaine régi par les logiques économiques marchandes, la rationalité néolibérale remet en question jusqu’à ses racines la citoyenneté telle qu’elle s’était construite dans les pays occidentaux depuis le XVIIIème siècle. Le symptôme principal de cette nouvelle manière de gouverner est la contestation pratique des droits attachés au statut de citoyens, à commencer par les droits à la protection sociale, qui ont été historiquement établis comme des conséquences logiques de la démocratie politique. « Pas de droits sans contreparties », dit-on pour obliger les chômeurs à prendre un emploi dégradé, pour faire payer les malades ou les étudiants en échange d’un service dont le bénéfice est regardé comme strictement individuel, pour conditionner les allocations familiales aux formes souhaitables de l’éducation parentale. L’accès à un certain nombre de biens et de services n’est plus considéré comme lié à un statut ouvrant des droits mais comme le résultat d’une transaction entre une prestation et un comportement attendu ou un coût direct pour l’usager. C’est là la manifestation d’un virage majeur : le « citoyen » s’efface peu à peu de la scène démocratique pour laisser la place au sujet de la gouvernementalité néolibérale. Celui-ci n’est pas seulement le « consommateur souverain » de la rhétorique néolibérale, c’est le sujet auquel la société ne doit rien, qui « n’a rien sans rien », qui doit « travailler plus pour gagner plus », pour reprendre quelques-uns des clichés du nouveau mode de gouvernement. Le gouvernement néolibéral construit l’homme entrepreneurial, en lieu et place du citoyen investi d’une responsabilité immédiatement collective, pendant de ses droits politiques. La référence de l’action publique n’est plus le sujet de la démocratie libérale doté de droits mais un acteur auto-gouverné qui passe avec d’autres acteurs auto-entreprenants des contrats privés les plus variés. Les modes de transaction négociés au cas par cas pour « résoudre les problèmes » remplacent les règles de droit public et les procédures de décision politique légitimées en dernière instance par le suffrage universel. Cette stratégie individualisante du management public dans tous les domaines mine la citoyenneté démocratique. Elle participe activement au processus de « dé-démocratisation » selon le mot de Wendy Brown . Quoiqu’en disent les tenants de cette « gauche moderne », la réforme managériale non seulement n’est pas la seule possible, mais elle se fait au détriment d’une logique démocratique de la citoyenneté sociale. La gouvernementalité entrepreneuriale entraîne une inégalité croissante devant les prestations et même une subversion radicale du statut de citoyen, ce qui n’est pas sans renforcer les logiques sociales d’exclusion et d’exploitation d’un nombre croissant de « sous-citoyens » et de « non-citoyens ». Contrairement aux prétentions d’un certain nombre d’experts, de sociologues et d’administrateurs, souvent prêts à afficher par ailleurs leur conviction « démocratique », la nouvelle gestion publique, dans les divers domaines où elle a été mise en œuvre, est très loin d’avoir renforcée l’égalité sociale. Elle a plutôt, dans les domaines décisifs de l’emploi, de la santé et de l’éducation, renforcé la polarisation sociale dans la distribution des prestations et l’accès aux ressources .
Mais on se tromperait à ne voir dans la rationalité néolibérale que la remise en question de la « troisième phase » de la démocratisation, celle qui a vu la mise en œuvre d’une « citoyenneté sociale » au XXe siècle venant compléter la « citoyenneté civile » du XVIIIe siècle et la « citoyenneté politique » du XIXe siècle . Le welfarisme n’a pas seulement été une pure gestion biopolitique des populations, il n’a pas seulement eu pour effet la consommation de masse dans la régulation fordiste d’après-guerre, il a eu pour raison, comme l’a bien souligné Robert Castel, l’intégration des salariés à l’espace politique en voulant les doter de certaines conditions concrètes de la citoyenneté . Il suffirait pour le montrer de relire le programme du Conseil national de la Résistance pour ce qui concerne la France. Que ce projet politique n’ait que très imparfaitement été réalisé, en raison de son incompatibilité avec la dynamique du capitalisme et avec la structure inégalitaire de la société, n’enlève rien au fait qu’il permet de rendre compte de multiples tendances dont celles de la scolarisation de masse des populations et de l’extension de leur couverture sociale. L’érosion progressive des droits sociaux attachés au statut de citoyen ouvre la voie à une remise en question générale des fondements de la citoyenneté, lesquels sont devenus solidaires les uns des autres, et introduit à une nouvelle phase de l’histoire des sociétés occidentales .
Il est frappant de constater que la mise en question des droits sociaux est étroitement liée à la mise en cause pratique des fondements moraux, culturels et politiques des démocraties libérales. Le cynisme, le mensonge, le mépris, le philistinisme, le relâchement du langage et des gestes, l’ignorance, l’arrogance de l’argent et la brutalité de la domination valent des titres à gouverner au nom de la seule « efficacité ». Quand la performance est le seul critère d’une politique, qu’importe le respect des consciences, de la liberté de pensée et d’expression, qu’importe le respect des formes légales et des procédures démocratiques ? La rationalité néolibérale a précisément pour effet de substituer à la rationalité des « droits de l’homme et du citoyen » une nouvelle rationalité dont les critères de validation n’ont plus rien à voir avec la logique morale et juridique de la démocratie libérale. Le principal changement tient à l’effacement de la différenciation des sphères de l’État et du marché, du secteur public et du secteur privé, de l’administration et de la « société civile », sous l’effet d’une seule et même logique entrepreneuriale, marchande et commerciale qui enveloppe tous les « acteurs », institutions et sujets individuels La manière dont G.W. Bush, aidé par son fidèle allié T.Blair, a déclenché la guerre en Irak en 2003 n’est pas un viol isolé de la légalité internationale, mais la traduction la plus flagrante de la valeur accordée aux principes juridiques. Et que dire du mépris structurel des résolutions de l’ONU en ce qui concerne la Palestine ? Sur le plan interne, les dispositifs de l’État sécuritaire qui tend à remplacer l’État social ont les rapports de plus en plus lâches avec le respect des formes légales en général et des principes de l’État de droit en particulier. La rétention administrative des individus « dangereux » témoigne de ce régime extra-légal en plein développement. En ce sens, nous n’avons pas affaire à un simple « désenchantement démocratique » passager mais à une mutation beaucoup plus radicale des rapports entre gouvernants et gouvernés. C’est l’ensemble des principes moraux et juridiques de la démocratie libérale qui sont suspendus par une rationalité strictement managériale, laquelle conçoit les lois et les normes comme de purs instruments dont la valeur toute relative ne dépend que de la réalisation des objectifs .