Pour les principaux théoriciens néolibéraux, le marché et la « démocratie illimitée » dans laquelle le peuple est souverain sont antinomiques. Mieux vaut pour F.Hayek une dictature qui favorise le marché qu’une souveraineté du peuple qui limiterait le marché. F.Hayek est persuadé que la démocratie mène au socialisme, qu’elle dérive nécessairement vers la « démocratie totalitaire » du fait de la double croyance, mortifère pour le marché et la liberté individuelle, dans la souveraineté populaire et dans la justice sociale. Ce qui explique le soutien des néolibéraux, Hayek ou Friedman, au coup d’État et à la dictature sanglante de Pinochet au Chili : « une démocratie sans limites pourrait bien être quelque chose de pire que des gouvernements limités autres que démocratiques », écrit Hayek dans Droit, Législation et Liberté (PUF,vol. III, p.164). La souveraineté du peuple risque surtout d’entraver le principe fondamental de l’ordre du marché qui est la concurrence généralisée et sans limites entre les individus. Ainsi, Hayek peut-il écrire : « Dans une société où l’esprit d’entreprise ne s’est pas encore répandu, si la majorité a le pouvoir d’interdire ce qui lui déplait, il est bien peu vraisemblable qu’elle permette à la concurrence de survenir. Je doute qu’un marché fonctionnant selon ses propres règles ait jamais pu faire son apparition dans une démocratie illimitée, et il semble pour le moins probable que la démocratie illimitée le détruira là où il s’est développé. Avoir des concurrents, c’est toujours quelque chose de gênant, qui empêche de vivre tranquille ; et cette conséquence directe de la concurrence est toujours plus visible que les avantages indirects que nous en recevons. En particulier, les effets directs seront ressentis par les membres du même métier qui voient la concurrence jouer alors que le consommateur n’aura généralement que peu d’idée des actions individuelles qui ont amené une réduction des prix ou une amélioration de la qualité. » (Droit, Législation et Liberté, III, p.91).
Les syndicats, qui constituent l’un des vecteurs de cette démocratie illimitée, sont des dangers mortels pour l’ordre de marché du fait que le principe et le ressort même de leur action est d’imposer une limite de la concurrence entre les travailleurs : « Le danger pour l’ordre de marché n’est pas l’égoïsme de la firme privée ni, comme on le croit les pratiques monopolistes, souvent justifiées et sources d’efficacité. C’est plutôt l’action organisée des travailleurs en syndicats. Ce sont eux qui sont les menaces sur la concurrence, le libre fonctionnement des marchés ». Sur ce plan, l’hostilité de F.Hayek à l’égard des groupes d’intérêts organisés est au plus loin des prescriptions tocquevilliennes en matière de vie associative : « La proportion considérable dans laquelle le fonctionnement de l’ordre de marché est d’ores et déjà entravé, et le danger de le voir de plus en plus inopérant, résultent non point tant de l’apparition de très grandes unités de production, que de l’organisation délibérément promue d’unités d’intérêts collectifs. Ce qui paralyse toujours davantage le jeu des forces spontanées du marché n’est pas ce à quoi pense le public en dénonçant les monopoles, c’est la prolifération dans tous les secteurs professionnels des groupements, associations et unions syndicales. Leur moyen d’action consiste principalement dans la pression exercée sur le pouvoir politique pour obtenir qu’il se charge de la « régulation » du marché en leur faveur. »( Droit, Législation et Liberté, III, p. 106). Cette pression aboutit à favoriser certains groupes contre d’autres et à broyer l’initiative individuelle. L’organisation collective des intérêts mène à la mauvaise allocation des ressources, à l’absence de mobilité des facteurs, à l’abus de toutes sortes. Et c’est toute la « société » qui en souffre puisque du point de vue de Hayek cette société n’est rien d’autre que l’ordre de marché dans lequel seul doit valoir les intérêts individuels : « Alors que l’on peut, grosso modo, dire avec raison que l’égoïsme individuel conduira dans la plupart des cas la personne à agir d’une façon indirectement favorable au maintien d’un ordre spontané de la société, l’égoïsme du groupe clos, ou le désir de ses membres de devenir un groupe clos, sera toujours en opposition avec l’intérêt commun des membres d’une Grande Société » (Droit, Législation et Liberté, III, p.107). Ce n’est pas l’égoïsme qui est source d’injustice, c’est l’organisation collective, le préjugé favorable accordé à la solidarité des intérêts. Les travailleurs organisés sont en réalité les vrais exploiteurs : « Il n’est pas encore généralement reconnu que dans notre société actuelle, les véritables exploiteurs ne sont pas des capitalistes égoïstes, ni les entrepreneurs, ni en fait des individus pris isolément, mais des organisations qui tirent leur puissance de ce que l’on reconnaît une valeur morale à l’action collective et au sentiment de loyauté de groupe. C’est ce préjugé favorable incorporé dans nos institutions, qui donne aux intérêts organisés une prépondérance artificielle sur les forces du marché ; telle est en même temps la principale source d’injustices réelles dans notre société et de la distorsion de sa structure économique » (Droit, Législation et Liberté, III, p.113-114).
D’où la nécessité de limiter le pouvoir syndical au nom de la concurrence non faussée : « Les nouveaux pouvoirs créés par le perfectionnement des techniques organisationnelles, et par le droit qui leur est concédé dans les lois exigeront probablement nécessaires des limitations en forme de règles de droit générales, beaucoup plus strictes que celles qui ont été jugées nécessaires concernant les actions des personnes privées » (Droit, Législation et Liberté, III, p. 106).
Cette thèse est fondamentale pour comprendre la logique néolibérale et son hostilité principielle pour le syndicalisme. Les politiques qui s’en inspireront directement ou indirectement à partir des années 1980 ont réussi à diminuer ce que Paul Krugman le « pouvoir de négociation » des syndicats et à rompre ce que d’autres économistes dits « régulationnistes » ont nommé le « compromis fordiste ». L’effet en matière de dégradation des statuts de l’emploi, des conditions de travail, de stagnation et de baisse de la plupart des revenus salariaux a été considérable depuis une trentaine d’années. Le meilleur commentaire de cette lutte anti-syndicale a sans doute éte donné par le milliardaire américain Warren Buffet : « Il y a une guerre de classes, c’est certain, mais c’est ma classe, la classe riche qui fait la guerre et nous sommes en train de la gagner » (The New York Times, 26 novembre 2006). A quoi il convient cependant d’ajouter que l’histoire n’est pas terminée…