La Grande Mutation, Néolibéralisme et éducation en Europe, Syllepse, 2010

« Toute politique implique quelque idée de l’homme »
Paul Valéry

Toute l’histoire européenne, dans ses moments les plus glorieux comme dans ses heures les plus sombres, invite à redéfinir une ambitieuse politique éducative destinée à édifier une citoyenneté européenne, démocratique, sociale et laïque, qui manque encore. Cette politique, au plein sens du terme, est inséparable d’une ambition européenne visant à constituer une nouvelle réalité qui manque elle aussi : un peuple européen conscient de ses responsabilités mondiales, solidaire du destin commun de l’humanité. Ce qui prétend aujourd’hui au titre de politique européenne en matière d’enseignement nous paraît aux antipodes d’un tel projet éducatif démocratique. Pour le dire le plus directement possible, nous avons affaire à une politique qui a pour effet de liquider les bases humanistes de l’éducation européenne.
Ce livre ne vise pas tant à démontrer ce qu’aurait d’illégitime une intervention des institutions européennes dans le domaine encore officiellement national de l’éducation des citoyens, qu’à mettre au jour la nature de cette intervention, ses principes, ses méthodes, ses objectifs, ainsi que les résistances et les contradictions auxquelles elle se heurte.
Notre propos n’entend pas en effet défendre un sanctuaire national, protéger les frontières intellectuelles, conserver le patrimoine sacré. Nous ne sommes pas nationalistes. Le processus d’éducation dans chaque société nationale a tout à gagner à l’ouverture culturelle, à la rencontre des différences de tradition, et ceci bien au-delà de l’Europe il va sans dire. Car s’il est un domaine où la réciprocité générale entre nations, entre peuples, entre langues est de mise, c’est bien celui des connaissances et de la culture. Il faudrait ici rappeler cette longue tradition intellectuelle qui a fait le meilleur de l’Europe et a survécu à la construction des États-nations et à leur enfermement local. Nietzsche se moquait à juste titre de ce « nationalisme de bêtes à cornes » qu’il opposait à cette nouvelle « situation où la dépendance et la dénationalisation intellectuelles sautent aux yeux, alors que la valeur et le sens proprement dit de la culture actuelle résident dans une fusion et une fécondation mutuelles ! » . L’Europe Une de Nietzsche et de Husserl, c’est celle de l’esprit supranational, de la culture « dénationalisée », de la réciprocité intellectuelle infinie. Les intellectuels et les savants sont déjà largement dénationalisés, mais ce n’est pas la même dénationalisation que celle du capital, elle n’entraîne pas les mêmes rapports de compétition entre les populations, entre les systèmes sociaux et culturels. Tout est là : quelle relation voulons-nous entre les peuples d’Europe, quel lien voulons-nous qui nous attachent les uns aux autres ? La guerre économique des entreprises et des individus sur le grand marché ou la coopération , l’entraide, la solidarité, qui feraient de la culture et de l’éducation l’un des principaux vecteur s de l’Europe Une ?
Est-ce cette Europe des savoirs et de la culture qui s’édifie aujourd’hui ? La politique éducative en Europe ne vise-t-elle pas justement à former cet ensemble culturel réciproquement fécondé ? Ce qui a souvent été présenté, comme ce qu’il y a de plus honorable dans l’actuelle construction européenne, ce sont les échanges entre étudiants, au sein des programmes Erasmus, Leonardo, Socrates, Lingua. N’est-ce pas en germe la naissance, ou la renaissance plutôt, d’une très ancienne tradition qui voyait se mêler au Quartier latin de Paris, selon l’exemple médiéval, les étudiants de toutes les nations et de toutes langues ? Ce « joyeux bordel » d’Erasmus que décrit le film de Cédric Klapish, L’auberge espagnole, n’est-elle pas l’éveil d’une nouvelle conscience européenne par le brassage d’une jeunesse enthousiaste et dénuée de préjugés ?
Peut-être. Mais se limiter à ces images heureuses d’un espace universitaire ouvert et libre serait s’aveugler sur une grande partie de la réalité présente et se tromper sur la nature du processus en cours .
La politique éducative européenne actuelle n’est pas un retour à l’humanisme des fondements, lequel reviendrait en quelque sorte réclamer ses droits historiques après la grande parenthèse de la construction des Etats nations et des espaces culturels et éducatifs relativement fermés qui les ont caractérisés. Elle renvoie plutôt à une nouvelle forme éducative, à un nouveau paradigme que nous avons décrit dans d’autres travaux comme le modèle de l’école néolibérale ou de la nouvelle école capitaliste. Ce modèle n’est pas strictement européen, il est mondial, porté par les grandes organisations économiques et financières internationales, relayé par les États nationaux. Si l’Europe innove peu en la matière, elle agit, et elle constitue surtout un levier puissant qu’utilisent des gouvernements nationaux en mal de légitimité pour imposer des solutions que les peuples refusent ou pourraient refuser s’ils les connaissaient mieux. Le point fondamental est celui-ci : l’Europe se construit selon une norme suprême, qui n’est pas ou rarement énoncée explicitement : l’économie de marché intégralement concurrentielle. C’est à l’aune de cette norme souveraine que toutes les autres politiques prennent sens. C’est encore à partir d’elle que l’on peut comprendre le caractère foncièrement non démocratique, si ce n’est anti-démocratique, de la « gouvernance européenne » organisée selon une logique entrepreneuriale. La politique d’éducation n’échappe pas à cette logique normative profondément inscrite dans la construction de l’Union.
L’Union européenne a construit un ordre de discours qui s’impose à tous ses membres et ordonne toutes les dimensions de la vie individuelle et collective. Cet ordre est global, en même temps que sélectif. Il sélectionne les dimensions pertinentes et les intègre selon une logique unique et homogène. Cet ordre de discours relève de l’économie. Il interdit de penser la vie individuelle et collective hors de la rationalité économique. Il n’en est sans doute pas de meilleur témoignage que la manière dont la connaissance est considérée.
La méconnaissance de cette réalité a un effet très important : beaucoup de ceux qui ont le plus à perdre avec cette politique : intellectuels, universitaires, enseignants, lui ont apporté longtemps un soutien aveugle. Beaucoup y ont même vu un progrès de la démocratie. Il suffit de penser à ces nombreux enseignants qui sont engagés dans le renouvellement de leurs pratiques ou à ces chercheurs et militants en éducation qui ont voulu voir dans les recommandations européennes en matière de « socle de compétences » une orientation plus démocratique capable de nous débarrasser de « l’élitisme républicain » dont ils critiquent le caractère inégalitaire. Cet écrit voudrait leur montrer leur profonde erreur stratégique. La politique scolaire d’inspiration européenne conduira à une normalisation utilitariste plus radicale encore des pratiques pédagogiques et des contenus scolaires, et elle sera encore moins démocratique car entièrement ordonnée au principe inégalitaire par essence, celui de la concurrence.

Le premier but de ce livre est donc de faire mieux connaître une politique rarement exposée de façon systématique. Nous chercherons à montrer qu’elle ne peut se comprendre qu’en rapport à l’orientation générale de la construction européenne, c’est-à-dire à la mise en place d’un grand marché régi par la concurrence dans tous les champs, et en particulier dans celui de l’emploi. On ne saisit rien à la « philosophie » de cette politique si on ne la rapporte pas à la logique dominante qui s’est imposée de manière toujours plus affirmée au cours des deux dernières décennies, logique fortement empreinte d’un néolibéralisme spécial, l’ordolibéralisme allemand, dont nous rappellerons les grandes lignes .
Son deuxième but est de montrer que la politique éducative européenne, pour apparaître comme subordonnée à une logique néolibérale et à un objectif central, le grand marché concurrentiel, n’est pas pour autant une politique secondaire. Elle est considérée comme une priorité du fait de son importance économique. A certains égards, les instances européennes sont beaucoup plus avancées dans la compréhension des enjeux économiques mondiaux qui installent la connaissance au coeur des stratégies de compétitivité des oligopoles mondiaux et des Etats qui les appuient que nombre de dirigeants de ces Etats eux-mêmes. Le relatif échec de la Stratégie de Lisbonne (2000) visant à construire « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique » à l’horizon de 2010 en est le signe le plus manifeste. Très peu de gouvernements nationaux ont pris au sérieux ces objectifs et ont mis en place les organisations et les financements qui auraient permis de les atteindre .
On ne peut pas demander aux gouvernements néolibéraux d’être entièrement cohérents avec leur propre orientation. L’exemple français est suffisamment parlant à cet égard : depuis 2000, la priorité a été donnée par les derniers gouvernements, qu’ils soient néolibéraux de droite ou néolibéraux de gauche, à la baisse des impôts en faveur des « classes moyennes » (sic) plutôt qu’à la reconstruction des potentiels de la recherche et de l’enseignement. La distance entre les discours et les actes n’est pas pour rien dans le divorce avec l’Union que manifestent les opinions publiques de nombreux pays membres. Qui peut encore adhérer à des « engagements » du Conseil européen de « faire des systèmes d’enseignement et de formation européens d’ici à 2010 une référence de qualité mondiale », comme ce fut le cas en 2002 à Barcelone . Mais le présent travail n’est pas une plainte supplémentaire sur l’incohérence politique en Europe, pas plus qu’il n’est une demande d’application « plus intelligente » de l’Agenda de Lisbonne. Il entend plutôt analyser les conséquences de l’intégration de l’éducation dans une logique de compétition économique mondiale entre grands oligopoles capitalistes.
Le troisième but paraîtra peut-être plus nouveau. L’ouvrage veut montrer que la politique éducative n’est pas seulement une illustration sectorielle de la logique néolibérale d’ensemble de la construction européenne, elle n’est pas seulement essentielle par ses liens à l’objectif de compétitivité. Elle a une dimension anthropologique. Elle veut changer l’homme en changeant la connaissance elle-même et la nature de la formation qu’il est en droit de recevoir.
La construction européenne vise à organiser un ordre social nouveau entièrement régi par le principe de la concurrence. Son postulat est double. Dans un monde organisé par la concurrence, il faut être compétitif. Pour être compétitif, il faut vivre dans un environnement concurrentiel. Toute la société doit constituer un environnement concurrentiel, et toute société doit former un ensemble compétitif vis-à-vis des autres. Cette politique éducative si elle est articulée à la stratégie économique néolibérale, participe d’une transformation des sociétés afin de les rendre conformes au modèle de l’ordre parfaitement concurrentiel à construire. Et pour ce faire, la libre circulation des produits, des capitaux et même des hommes ne suffit pas. Il faut construire le nouvel homme européen adapté au projet philosophique et politique de l’Union, l’Homo Europeus de l’âge néolibéral. C’est pourquoi la politique éducative en Europe n’est pas marginale mais centrale, n’est pas secondaire mais capitale. Ce qui est en jeu au plus profond est la redéfinition de l’homme sur de nouvelles bases. L’homme européen qu’il faut former doit être considéré comme un « avantage comparatif » qu’il faut construire, au même titre que les institutions et les rapports sociaux. Un homme compétitif, c’est d’abord un homme qui vit dans la concurrence et qui s’est doté des compétences pour l’affronter. Compétitivité, concurrence, compétence : voilà le triangle dans lequel il conviendra désormais de penser le nouvel Européen.
La référence humaniste commune qui a servi à bâtir les édifices institutionnels d’éducation, se mêlant en cela aux références religieuses et nationales diverses, est la cible principale des nouvelles orientations éducatives. Tel est l’étrange paradoxe qui veut que la construction de l’Europe soit une liquidation de l’Europe, par la ruine de ses fondements culturels. La politique de la connaissance européenne est auto-destructrice. Et c’est bien ce que montre mieux que d’autres domaines la dimension éducative de la construction de l’Union, laquelle, en posant la question de l’identité culturelle de l’Europe, en cherchant à la redéfinir par la bande, comme c’est d’usage dans l’Union, pose la question majeure de ce que nous voulons devenir et y répond de la manière la plus réductrice et la plus dogmatique qui soit aujourd’hui : à la façon néolibérale. En ce sens, la véritable crise de l’Europe n’est pas politique, sociale, économique, ou plutôt elle est tout cela à la fois : comme toute vraie crise de l’humanité, c’est une crise de l’homme même.