Avec le processus de Bologne, un nouveau modèle universitaire se met en place. Ce modèle managérial est construit par des acteurs qui cherchent à accroître leur pouvoir.Dans ce cadre, l’ assurance qualité est un outil politique stratégique en matière d’éducation.

La construction d’un marché de la formation supérieure et le dispositif de l’assurance qualité

Par Sandrine Garcia

Intervention à la séance du 30 janvier 2008 du Séminaire Politiques néolibérales et action syndicale

Je m’intéresse aux acteurs investis dans le nouvel espace universitaire européen, et plus particulièrement aux « experts » qui tendent à devenir les véritables pilotes de l’enseignement supérieur. Ces experts ne sont plus des intellectuels qui pensent le système éducatif mais bien plutôt des gestionnaires qui prétendent être les détenteurs du savoir sur la qualité des systèmes éducatifs. L’activité de ces experts représente de fait une contribution décisive dans la construction d’un marché de la formation universitaire.

Dans une démarche socio-économique, j’étudie ce que l’on nomme classiquement la « construction sociale d’un marché » et particulièrement la construction d’un marché de la formation supérieure. Je voudrais ici présenter quelques aspects de « l’assurance qualité » qui représente un élément clé de ce marché.La construction sociale d’un marché repose d’abord sur une construction intellectuelle qui vise, dans un premier temps, à produire de la légitimité là où il n’y en a pas. Le préalable de la construction d’un marché, notamment en matière d’éducation, est d’amener des acteurs, les professionnels en particulier, à penser autrement, à se conformer à de nouvelles normes de leur activité professionnelle. En matière universitaire cette opération peut rencontrer un premier obstacle : celui de l’histoire. L’université s’est en effet historiquement construite sur l’affirmation d’une autonomie intellectuelle. Cette autonomie est garantie notamment par une relative autonomie professionnelle que l’on peut nommer encore aujourd’hui liberté pédagogique ou liberté académique.
Or à ce modèle universitaire se substitue sous l’influence des réformes un nouveau modèle, que l’on peut qualifier de managérial, et qui est fondé, lui, sur l’organisation. Il place au centre des préoccupations sa nouvelle incarnation, sa direction, qui a en charge de mobiliser son personnel pour atteindre des objectifs divers comme la production de taux de réussite ou de résultats de recherche par exemple, l’enjeu étant la place occupée par les universités dans les classements internationaux pour capter les meilleurs étudiants, les meilleurs universitaires pour améliorer la croissance économique.

Ce passage d’un modèle à un autre est le résultat direct de la mise en place du processus de Bologne .
Un point particulier peut retenir ici notre attention : le processus de Bologne établit une convergence entre la construction d’un marché de la formation supérieure et la transformation de la relation pédagogique et de la réussite scolaire des étudiants. Ce point n’est pas mineur. Il me semble même décisif si nous voulons échapper à une simple dénonciation des processus de marchandisation en cours. Une dénonciation qui se fait d’ailleurs trop souvent au nom d’un « ailleurs » dans lequel tout le monde aurait accès au savoir à tout moment de sa vie, sans condition économique d’accès ni condition académique. Il me paraît essentiel de sortir de cette posture dont le radicalisme et l’idéalisme sont tels qu’ils condamnent à un discours incantatoire profondément démobilisateur et sans la moindre prise sur la réalité. Je renvoie ici à la critique que faisait Marx du socialisme utopique dans l’Idéologie allemande.

On le sait, Bologne représente une innovation institutionnelle majeure. Ce processus permet deux innovations essentielles : d’une part, l’intervention des institutions européennes dans la définition de la politique de l’enseignement supérieur, alors même que ce domaine n’est pas de compétence européenne ; d’autre part, l’inscription de la politique de l’enseignement supérieur dans la politique économique européenne. Ces innovations sont très largement justifiées par des théories économiques qui tendent à démontrer la « nécessité » de ce type d’intervention : la théorie du capital humain et la théorie de la croissance endogène sont abondamment développées dans de très nombreux rapports officiels, qu’il s’agisse du rapport Cohen, de la littérature grise produite par les institutions européennes ou nationales ou de la foisonnante littérature de l’OCDE. Leur objectif commun est d’affirmer que les systèmes d’enseignement supérieur, à la condition d’être orientés dans une direction particulière (qui suppose des réformes structurelles), peuvent être des facteurs de croissance importants. Aussi, ces systèmes d’enseignement sont présentés comme constituant, en eux-mêmes, des enjeux économiques forts. Les étudiants étrangers, entendons les étudiants étrangers solvables , sont enregistrés dans la comptabilité nationale comme des exportations. Ces étudiants doivent aussi avoir un bon niveau académique car les taux de réussite comptent dans les classements internationaux et donc représentent un élément de l’attractivité des universités pour ceux qui entreprennent des études.

Si ces éléments sont assez bien connus, il existe toutefois une troisième innovation que permet Bologne : celle d’associer différents acteurs dans la redéfinition des systèmes d’enseignement supérieur pour débattre des transformations nécessaires, sans soumettre à la délibération collective les changements qu’ils souhaitent voir intervenir. C’est là un aspect plus proprement politique qu’il est important de prendre en compte. Dans ce cadre les rétributions des acteurs ne se « calculent » pas en gains économiques, mais en pouvoir politique.

Trois types d’acteurs participent à ce travail de redéfinition des systèmes universitaires. Les syndicats étudiants qui sont fédérés au niveau européen. Pour la France, c’est l’UNEF qui est représentée. La conférence des universités (CPU) est aussi représentée. Enfin, il y a des organismes d’évaluation de l’enseignement supérieur (CNE pour la France). Ces trois acteurs se sont alliés de fait pour définir, aux côtés des institutions européennes, les modalités d’application du processus de Bologne. Tous ces acteurs ont à gagner un pouvoir politique sur les universitaires qui explique leur participation.

Cette participation est moins connue et moins conforme aux catégories pré construites qui opposent naïvement « mouvement social » (les syndicats de gauche, etc…) et institutions économiques européennes (comme la Commission européenne) alors qu’il peut exister des intérêts suffisamment fort pour justifier des alliances ponctuelles sur des points précis mais déterminants. Moins connue parce que ces différents acteurs peuvent afficher, parfois, des divergences et des oppositions qui taisent ce travail commun. A l’occasion, les syndicats étudiants peuvent afficher une opposition plus ou moins vigoureuse sur la question des droits d’inscription, se présentant ainsi comme d’ardent opposant à la « marchandisation » de l’université.
Cette participation est aussi plus « embêtante ». Il faut avouer en effet, que l’on a l’habitude d’opposer les « bons » et les « méchants » ; les premiers seraient les promoteurs d’une mise en marché de l’éducation, les seconds, animant le mouvement social, y seraient farouchement opposés en invoquant plus ou moins timidement d’« autres » politiques possibles.

Outre ces catégories pré construites, ce travail commun est aussi moins bien perçu aussi en raison même du niveau auquel il s’effectue. Au plan national l’identification de l’action des syndicats étudiants à une opposition à la marchandisation de l’enseignement supérieur semble bien établie. Mais cette présentation, comme les catégories qu’elle utilise, ne résistent pas à une analyse empirique dès que celle-ci se situe au niveau européen. Ici, les intérêts se multiplient et se compliquent.
Percevoir ces logiques c’est aussi échapper à une perspective trop caricaturale de l’action des institutions européennes. A supposer, en effet, une franche et nette opposition entre ces institutions et des représentants du monde social, on se condamne à interpréter l’adhésion à une vision économiciste du monde comme le résultat d’un pouvoir machiavélique des institutions européennes.

Comprendre les intérêts non économiques des agents, insister sur les enjeux proprement politiques d’une participation au processus de Bologne est donc indispensable pour mieux en établir la logique et éventuellement la critique.

Les trois catégories d’acteurs que nous avons présentés, accèdent par leur travail commun au statut d’experts. C’est là leur principal gain politique. Les présidents d’université, les syndicats étudiants et les « experts » en évaluation des universités collaborent, établissent des alliances par delà leurs divergences ponctuelles. L’essentiel de cette activité consiste à établir et faire valoir des catégories nouvelles à travers lesquelles l’activité des universités peut être, doit être évaluée. En valorisant certaines pratiques pédagogiques, en signalant l’efficacité de certains dispositifs, ces trois types d’acteurs fonctionnent comme des prescripteurs de normes pédagogiques.

Une question en particulier nous semble présenter un intérêt fort : l’assurance qualité. C’est par elle que transite ce statut d’expert.
Nous l’avons signalé, l’Europe n’est pas compétente en matière d’éducation. Cependant, elle se veut garante de la protection des clients, des usagers ou des consommateurs. Ces trois termes sont utilisés, y compris dans des textes portant sur des questions éducatives. Bien avant Bologne, la commission européenne avait émis des recommandations en faveur de la qualité pour la défense des consommateurs.
Cette assurance qualité est un outil politique stratégique en matière d’éducation, puisqu’à partir de la défense du consommateur qu’elle entend poursuivre elle remodèle la gestion des individus et la mobilisation des personnels. Elle permet, en effet, de faire valoir des interventions dans un domaine de non compétence européenne. La ratification de cette assurance qualité a eu lieu en 2005 avec un Guide de la qualité, recommandé par le Conseil de l’Union. Au nom de l’évaluation, cette assurance qualité va se mettre progressivement en place dans les universités ; c’est obligatoire, puisqu’un Etat pourra refuser de financer une université qui ne s’y conforme pas. C’est elle qui confère aux trois types d’acteurs une position d’expertise de la qualité universitaire. Issue de ce travail partagé, cette revendication au nom d’un pouvoir d’expertise présente des enjeux en matière de pouvoir politique qui sont là, évidents.

A l’évidence, cela représente une limitation de l’autonomie du monde universitaire. L’activité universitaire se trouve progressivement confrontée à des acteurs qui se posent en producteurs de normes de qualité universitaire. Aussi, ces expertises auront un rôle important de signaux en direction des consommateurs évoluant sur un marché de la formation.

Le principal effet de ce dispositif de l’assurance qualité est de promouvoir l’évaluation dans une logique de certification et de défense du consommateur. En ce sens, elle constitue un élément central de la logique marchande mise en œuvre par le processus de Bologne. On ne se propose pas de vendre un diplôme mais une certification.

Les arguments « progressistes » ne manquent pas d’être mobilisés pour justifier ces orientations. La lutte contre l’échec scolaire, par exemple, sert régulièrement d’alibi à une importante littérature d’experts qui présente la vérification de la qualité comme un outil au service de fins pédagogiques. Enfin, de façon générale, cette orientation instaure une sorte de déresponsabilisation pédagogique des étudiants dont on néglige qu’ils jouent autant que les enseignants un rôle actif dans leur réussite ou leur échec et, à l’inverse, une responsabilisation des enseignants qui seraient les seuls à déterminer les résultats des étudiants. Cette vision est ainsi plus consumériste que pédagogique.

Sandrine Garcia.