Helène Gispert

Le chantier Femmes Savoirs Pouvoirs s’est réuni deux fois depuis le début du confinement. Il s’agissait au départ de poursuivre le travail collectif que nous avions engagé. Mais c’est bien de l’expérience inédite que vivent les femmes aujourd’hui que nous avons discuté, ainsi que des leviers dont nous devrons nous saisir pour approfondir la réflexion du chantier. Ce texte, co-écrit avec les camarades du chantier, doit tout à nos discussions de chantier confiné.

Covid 19, les femmes en première ligne ?

Malgré le vocabulaire viril et martial du Président de la République, qu’il a délibérément adopté dès le début de la crise sanitaire pour entrer dans le costume des grands chefs militaires qui ont marqué l’histoire de la France au XXe siècle, le constat a fini par s’imposer y compris dans les media : c’est d’abord « une bande de femmes » [1] qui fait tenir la société. Et pourtant…

Un regard sur l’hémicycle du Palais Bourbon lors de la séance du 28 avril sur la stratégie nationale du plan de déconfinement laisse pantois : sur les 75 député.e.s présents, pas plus d’une dizaine de femmes, alors qu’elles représentent 38% des élu.e.s. Ne seraient-elles pas aptes à représenter leurs pairs ? Et il en est de même en ce qui concerne la composition du conseil scientifique Covid 19, dont les avis sont une référence pour le gouvernement. En première ligne, certes, dans la « vraie vie », mais pas dans le débat politique au plus haut niveau de la représentation nationale.

Un regard sur la presse montre bien qu’elles n’y sont pas plus en première ligne. Certes des magazines se sont demandé si les femmes dirigeantes affrontaient mieux la crise et faisaient de meilleurs leaders, mais la Une du Parisien du 6 avril est plutôt la norme dans un monde où les experts, tous domaines confondus, requis par la presse écrite et parlée sont avant tout des hommes. « Ils racontent le monde d’après » titrait le journal convoquant quatre hommes, illustrant de façon caricaturale, mais hélas encore si commune, y compris en ce moment, l’exclusion massive des femmes dont la parole d’experte est si rarement sollicitée pour penser la société, sa réalité et son avenir. « Ils » est si souvent au neutre masculin !

Les héroïnes d’aujourd’hui

Si les femmes sont les héroïnes de ce temps de crise, si on leur reconnait une expertise, ce serait dans les domaines bien circonscrits de la sphère privée et familiale comme dans les secteurs essentiels au bon fonctionnement de la société. Héroïnes dans des domaines, des métiers, traditionnellement considérés comme des « métiers de femmes » dans une construction sociale liée au sexe [2], qui sortent aujourd’hui de l’invisibilité.

Une sortie mesurée, ceci dit, si l’on en juge par les discours dominants sur le monde d’après. L’important serait en effet la reprise de l’économie, la relance de la production, reléguant de fait à nouveau à l’arrière plan l’activité de reproduction sociale [3] dont la crise sanitaire et la période de confinement ont montré l’importance primordiale.

Les héroïnes sont massivement présentes sur le front de l’enseignement, une des dimensions des activités de reproduction sociale devenue tout à coup si visible avec l’accent mis sur la continuité pédagogique. L’université en est un exemple intéressant, quand la question à l’ordre du jour est depuis plusieurs semaines celle de l’enseignement, si souvent reléguée derrière celle, jugée plus noble, de recherche là encore avec une répartition des rôles dans la vie universitaire on ne peut plus genrée.

Femmes Savoirs Pouvoirs

Ce temps de crise bouscule à l’évidence fortement les valeurs, les hiérarchies qui fondent et organisent notre société néolibérale et patriarcale. Les expériences – inédites par leur nouveauté, leur radicalité, leur brutalité – vécues aujourd’hui par les femmes dans leur quotidien et leur travail, le regard – inédit lui aussi en un certain sens – que la société porte sur elles, sont autant de leviers pour approfondir la question de leur place dans la société, dans tous les domaines de la société et poser en miroir l’état et le devenir de cette société pour tous.

Dans le travail de notre chantier qui interroge les liens entre femmes, savoirs et pouvoirs, plusieurs nous semblent à privilégier pour notre travail futur, que nous esquissons ici avec un certain nombre de mots clés.

  • Femmes et travail de care – Une question que nous ambitionnons de désenclaver des seules sphères domestique et médico-sociale comme nous y invite Marie-Hélène Luçon [4]. Si cette question renvoie à celle de métiers catalogués comme spécifiquement féminins (voir plus bas), elle s’adresse également à ce qui serait un versant care dans tout métier, dans « nos » métiers du champ de la FSU, que les femmes prendraient « naturellement » plus en charge : le collectif par exemple, ou dans le champ de l’ESR, l’enseignement. Une répartition sexuée effective des rôles, des responsabilités dont il est important de saisir la réalité, les fondements et les implications : « qualités naturelles » des femmes, donc non valorisées du points de vue rémunérations et compétences professionnelles, versus qualités socialement genrées ?
  • Femmes et exercice du pouvoir – Des questions sont mises en avant, à la faveur de la gestion de la crise sanitaire : serait-il spécifique ? et si oui, pourquoi ? Quelles qu’en soient les réponses, elles permettent de repérer d’autres questions et d’interroger, très concrètement, dans les domaines auxquels s’est attaché le chantier, la nature et l’exercice du pouvoir : démocratie, prise du concret, part du terrain… La gestion de la crise sanitaire, dans tous les domaines, à tous les niveaux, est de ce point de vue pleine d’enseignements.
  • Femmes, expertise et savoirs – Les questions là encore se bousculent. Qui écrit, qui parle, qui « signe » massivement aujourd’hui à propos de cette crise ? Qui est ainsi sollicité et au nom de quoi ? Si le caractère genré du constat est incontournable [5], ce sont ses causes qu’il s’agit d’interroger. La fabrication des discriminations faites aux femmes est une piste, les conditions de production des savoirs une autre. L’aggravation spectaculaire de l’inégalité femmes/hommes dans les productions scientifiques soumises aux journaux académiques depuis le début de confinement en est un dernier exemple. D’autres pistes encore sont à discuter comme la nature des savoirs ou des expertises valorisées.
  • Hiérarchie des emplois et égalité dans l’activité – Michelle Perrot, dans son article déjà cité « Qu’est-ce qu’un métier de femme ? », assène un constat terrible sur les résistances opposées à une véritable égalité, qui n’a guère évolué depuis : « Les femmes dévalorisent tout ce qu’elles touchent ». La hiérarchie des emplois est toujours impitoyable et essentiellement genrée comme le rappelle la toute récente pétition [6] « Revalorisez les emplois féminisés », exemples à l’appui. Un constat qui concerne aussi les professions dans le champ de la FSU.

Hélène Gispert membre de l’IR-FSU

[1C. Taubira sur France Inter (13/04 /2020)

[2Cf M. Perrot, « Qu’est-ce qu’un métier de femme », Le mouvement social, 140 (1987), 3-8.

[3Entretien avec Tithi Bhattacharya (11/09 :2018) : https://www.contretemps.eu/capitalisme-reproduction-sociale/

[5Un article récent épingle bien cette partition genrée de l’expertise, titrant : « Elles cousent, ils causent : sous les masques, le sexisme ordinaire » : https://www.lesnouvellesnews.fr/sous-les-masques-le-sexisme-ordinaire/