1/ En quel sens la loi LRU est-elle l’expression de la Loi Organique des Lois de Finances
(LOLF) et des objectifs centraux qui en découlent tels qu’énoncés dans les documents
annexés au projet de loi de finances 2007 : visibilité, lisibilité et attractivité
internationale ?
La loi LRU n’est qu’une pièce d’un dispositif- encore inachevé – qui n’aurait pu être
entièrement dévoilé dès 2001 (date du vote de la Loi organique des lois de finances) sans
susciter immédiatement de violentes réactions. Mais c’en est une pièce centrale. Dans
l’administration publique traditionnelle l’autorité est hiérarchique, le personnel statutaire
dispose d’une certaine marge d’autonomie dans le cadre de fonctions définies par les textes
officiels, et le contrôle – ex ante – porte sur les moyens. Dans la Nouvelle gestion publique
(NGP) l’Etat pilote à distance. Il se comporte comme l’ actionnaire dans la pension
governance des entreprises. L’actionnaire (le principal) ne dispose pas de pouvoir de décision
interne dans une entreprise (l’agent) dont les intérêts (croissance, paix sociale etc..) sont en
conflit avec les siens (rendement actionnarial). Pour contraindre la direction à satisfaire en
priorité les intérêts de l’actionnaire, ce dernier (i) fixe à la direction des objectifs de résultats
chiffrés, (ii) les assortit de récompenses et de punitions, (iii) confie à des organismes
extérieurs à l’entreprise la fonction de contrôle ex-post des résultats. Encore faut-il pour
obtenir ces résultats que la direction de l’entreprise ait un pouvoir discrétionnaire sur sa
gestion, en particulier celle du personnel. Dans le cas de l’université en France les objectifs de
résultats sont établis par les projets de performance de la LOLF, qui privilégient les
indicateurs quantitatifs de visibilité (essentiellement de la recherche) ; la sanction passe par la
contractualisation des financements publics, et le contrôle est confié à un organisme extérieur
nommé par les pouvoirs publics (AERES). La LRU, quant à elle, confère aux directions des
universités l’autonomie gestionnaire indispensable pour leur permettre d’être « de bons
opérateurs de la LOLF ». Cette autonomie ne peut s’exercer efficacement que si la direction
peut librement gérer ses ressources humaines sans être entravée par les statuts du personnel ;
d’où le projet de décret de révision du statut des enseignants-chercheurs, deux ans après le
vote de la LRU.
2/ Des transformations de l’université induites par la LRU et la LOLF vous en déduisez
qu’elles esquissent un modèle d’ »université entrepreneuriale » : quels sont les traits
caractéristiques de ce modèle ? Mais, en même temps, vous dites que la LRU reste en deçà des
normes de la compétition internationale : sur quels éléments fondez-vous ce diagnostic ?
Elles l’esquissent seulement pour le moment. L’université entrepreneuriale est une forme
intermédiaire entre l’établissement public tel que nous le connaissions et l’université privée à
but lucratif. C’est un établissement autonome non marchand, juridiquement public ou privé,
partiellement et discrétionnairement financé sur fonds publics, et autorisé à rechercher des
financements extrabudgétaires. L’université entrepreneuriale sélectionne librement ses
étudiants et contracte en droit privé avec ses employés ; elle peut faire payer par les étudiants une partie de son coût de production, bénéficier de contributions philanthropiques et du
revenu de fondations, être prestataire de services marchands (formation, recherche, expertise,
etc.), former des partenariats public-privé avec des entreprises, vendre ou louer ses actifs,
emprunter, breveter ses recherches, fusionner avec d’autres établissements, ouvrir des filiales
à but lucratif ou des joint-ventures, créer des réseaux de franchisage, etc. C’est un modèle qui
s’est progressivement imposé partout où l’Etat a cherché simultanément à réduire sa
contribution financière et à contraindre les universités publiques, ainsi mises en compétition
sur les marchés, à répondre rapidement et efficacement aux demandes fluctuantes de
l’économie.
Pour le moment l’université française ne répond pas à l’ensemble de ces critères. Au niveau du
financement, les établissements ne sont pas autorisés à recouvrer librement une partie de leurs
coûts auprès des étudiants, qui ailleurs en sont devenus les principaux financeurs
extrabudgétaires à mesure que les dotations publiques régressaient. Au niveau de l’autonomie
de décision, elle n’est actuellement pas autorisée à sélectionner ses étudiants à l’entrée, ni à
gérer ses employés selon les règles du droit privé ; enfin et surtout : dans aucun autre pays
développé, à ma connaissance, la participation collégiale aux décisions et l’autonomie
professionnelle (scientifique et académique) des enseignants-chercheurs n’est aussi bridée, ni
le pilotage et l’évaluation confiés à des instances directement nommées par le pouvoir. La
nouvelle université française se lance donc avec un handicap certain dans la compétition
internationale. Dans la mesure où la tactique politique adoptée semble distiller la réforme par
étapes pour la faire mieux accepter, il se peut que la « norme » entrepreneuriale prévale
prochainement. Il se peut également que le choix politique soit délibérément de ne pas
accorder – du moins pour l’instant – aux établissements français les marges de manoeuvre de
l’université entrepreneuriale afin de renforcer leur soumission directe au pouvoir central et
faciliter ainsi leur restructuration.
3/ Comment analyser les nouvelles relations entre l’Etat et les universités que tente d’instituer
la LRU ? Est-ce qu’elles s’inscrivent dans une redéfinition du rôle de l’Etat ?
Pour répondre à cette question il faut revenir en arrière. A chaque période de transition vers
un nouveau régime d’accumulation, la force de travail s’est avérée un obstacle, et par
conséquent le rôle de l’Etat dans sa gestion a été redéfini. Après la seconde guerre mondiale,
au moment de la montée en puissance dans les pays industrialisés d’un capitalisme ’administré’
dans le cadre national, le problème de la pénurie de main d’oeuvre qualifiée n’a pu être résolu
qu’en recourant à l’Etat. C’est ainsi que l’OCDE, en 1961, donnait la France et l’URSS en
exemple au monde pour leur financement public et leur planification centralisée de
l’éducation. Du fait de la « course à la scolarisation » qui s’en est suivie il y a actuellement dans
le monde un stock de diplômés excédentaire par rapport aux besoins immédiats des capitaux.
Ceux-ci, désormais mobiles dans l’espace planétaire, s’efforcent donc logiquement d’utiliser
ce surplus pour abaisser le coût de la force de travail. Ils peuvent aussi se désintéresser de sa
reproduction, et contraindre les Etats, mis en compétition pour les attirer, à réduire leurs
dépenses publiques sociales et en reporter la charge directe sur les revenus du travail. C’est
également l’intérêt de la fraction des capitaux qui pénètre dans le secteur des services
d’enseignement et fait pression sur leur dérégulation (AGCS). Le rôle de l’Etat est dès lors de
déconstruire ce qu’il avait précédemment construit, de « libérer » la force de travail des
nouvelles sécurités du salariat. La recherche, en revanche, est devenue un enjeu central de
compétitivité ; le problème pour les capitaux est de la piloter tout en reportant l’essentiel de
son coût – non divisible – sur les finances publiques. On observe donc une tendance à la
division de l’enseignement supérieur en deux. D’un côté des universités entrepreneuriales se consacrant prioritairement à la R&D et à la formation de personnel de très haut niveau ; de
l’autre des établissements – non marchands ou à but lucratif – désormais qualifiés de
« tertiaires », voués exclusivement à la formation au moindre coût de la classe moyenne et à
son adaptation « tout au long de la vie » aux besoins fluctuants de l’économie. La stratégie
actuellement adoptée par le gouvernement français – mettre en compétition les universités
pour l’accès, assorti de conditionnalités rigoureuses, aux seules ressources publiques – parait
viser à mettre en oeuvre cette recomposition du paysage de l’enseignement supérieur.
Pendant ce temps les pays qui ont adopté depuis un quart de siècle la NGP dans
l’enseignement supérieur s’efforcent de faire machine arrière. La régression des revenus des
classes moyennes éduquées, combinée avec le coût croissant des études et l’endettement des
étudiants, a pour effet de tarir les flux de reproduction du stock de personnel très qualifié : les
pénuries sont réapparues. C’est le cas en particulier pour les emplois qui exigent des études
longues et qui, contribuant directement à la reproduction sociale, sont, comme la recherche et
l’enseignement, parmi les plus visés par la « contrainte » budgétaire. Compenser par
l’immigration la fuite des cerveaux nationaux vers d’autres métiers ou vers l’étranger a des
limites : les pays émergents tendent désormais à conserver leurs diplômés, les universités du
Sud au bout de la chaîne migratoire sont exsangues. Par ailleurs la NGP s’est avérée très
décevante en termes d’efficacité de l’exploitation du stock : pauvreté des indicateurs de
résultats à court terme, précarisation des personnels et bureaucratisation tatillonne du contrôle
sont contre-productifs. De l’avis de nombre de collègues étrangers, les pays qui sortiront les
mieux armés de la dépression économique sont ceux qui ne s’en seront pas servi pour
intensifier la NGP et auront su préserver (ou rétablir) dans l’enseignement supérieur et la
recherche ce qui a, depuis les origines de l’université, toujours été perçu comme ses conditions
de travail de base : la sécurité de l’emploi, la collégialité des décisions et la liberté académique
et scientifique.
Propos recueillis par François Bouillon.