Christiane Marty : « L’emploi des femmes résulte de choix politiques »
Dans une tribune au « Monde » du 28 aout 2022, la membre du conseil scientifique d’Attac remarque que, dans une récente publication, l’Insee annonce la fin de la progression du taux d’emploi des femmes. Mais une projection aussi figée oublie que des évolutions restent possibles, si nos dirigeants font preuve de plus de volonté.
Publié sur le site de l’IR.FSU avec l’aimable autorisation de Christiane Marty
Aurait-on atteint le niveau maximum d’égalité entre les femmes et les hommes ? C’est en tout cas ce que laissent supposer les « Projections démographiques de population active à l’horizon 2080 », publiées en juillet par l’Insee. Il y est en effet projeté la fin de la progression du taux d’activité des femmes, qui stagnerait donc à son niveau actuel (sauf pour les plus de 55 ans, pour lesquelles une hausse est anticipée). L’écart entre les taux des hommes et des femmes serait figé à sa valeur actuelle, soit plus de 8 points pour la tranche d’âge de 25 à 54 ans (respectivement 92 % contre 84 %). C’est « un écart important qui subsistera entre l’activité des hommes et des femmes », indique simplement la note ! Il traduit pourtant une forte inégalité en matière d’accès à l’emploi, qui apparaît ainsi pérennisée pour les décennies futures. En parallèle, la part totale des femmes dans la population active, qui progressait jusqu’à présent, aurait atteint son maximum en 2021 (48,9 %) et elle diminuerait ensuite. Déjà dans son exercice de 2006, l’Insee projetait sa régression après 2015, ce qui n’a pas eu lieu.
Les projections de l’Insee (et celles du Conseil d’orientation des retraites, COR) ont pour fonction de présenter les perspectives à moyen et long terme au regard des évolutions potentielles démographiques, économiques et sociales. Ce sont des outils d’aide à la décision pour les responsables politiques. Présenter ainsi un avenir figé pour l’emploi des femmes aboutit à effacer du registre des possibles le progrès potentiel en la matière. L’emploi des femmes résulte de choix politiques.
On sait pourtant que les politiques menées influencent grandement l’activité des femmes dans un sens incitatif ou au contraire dissuasif. Rappelons l’effet très régressif d’une mesure adoptée en 1994 : l’allocation parentale d’éducation qui existait auparavant pour les parents de trois enfants a été étendue aux parents de deux enfants. Cette mesure a incité de nombreuses femmes à se retirer du marché du travail pour s’occuper de leurs enfants : en trois ans, selon la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, le taux d’activité des mères de deux enfants et plus a ainsi chuté de 16 points.
Avoir un emploi (de qualité) est le souhait majoritaire des femmes. C’est la condition de leur autonomie financière, de leur émancipation. Mais elles se heurtent à de nombreux obstacles, sur lesquels une politique adaptée peut pourtant agir : outre les inégalités persistantes de salaires et la précarité de nombreux métiers féminisés, on peut évoquer l’insuffisance de services d’accueil de la petite enfance. Même si la situation en France est meilleure que dans les pays voisins, la moitié des moins de 3 ans, soit 1 million d’enfants, ne trouve toujours pas de place d’accueil (la promesse récente de créer 200 000 places de crèches est loin de répondre aux besoins). Au final, en 2019, la France ne se situe qu’au vingtième rang des trente-huit pays de l’OCDE pour le taux d’emploi des femmes.
Bénéfique pour les retraites
Il n’y a aucune justification à ce que les femmes soient moins intégrées à la population active que les hommes (ni à ce que l’emploi à temps partiel soit majoritairement féminin). En plus d’être une exigence démocratique, l’égalité des femmes et des hommes en matière d’emploi serait très bénéfique notamment pour le financement des retraites. Alors que pour justifier sa volonté de réformer les retraites, le gouvernement ne cesse de souligner la dégradation du rapport entre actifs et inactifs, il délaisse le potentiel de la hausse de l’activité des femmes – et donc de l’apport de cotisations – pour se focaliser sur l’objectif de hausse de l’emploi des seniors (objectif discutable par ailleurs).
Les projections de population active sont, de fait, en phase avec cette orientation, en anticipant seulement pour les seniors une hausse du taux d’activité. Or, pour donner une idée des marges de manœuvre, si le taux d’activité des femmes entre 25 et 54 ans était (avait été) égal à celui des hommes en 2021, c’est 1,1 million de femmes de plus qui seraient en activité ! Atteindre l’égalité demandera certes un peu de temps, mais l’invisibilisation actuelle, dans les projections de l’Insee et du COR, du potentiel lié à l’emploi des femmes n’aide certainement pas…
Produire des projections nécessite bien sûr de faire des hypothèses sur l’évolution de différents paramètres. Du fait des incertitudes inhérentes à tout exercice de ce type, des variantes haute et basse sont régulièrement étudiées pour des paramètres comme la fécondité, le solde migratoire, l’espérance de vie, le chômage, la productivité, etc. Elles permettent de montrer l’influence de ces paramètres (par exemple l’impact bénéfique d’un solde migratoire positif sur le financement des retraites). Mais aucune variante n’est associée au taux d’activité des femmes, comme si son évolution ne présentait aucune incertitude, comme si elle ne dépendait pas avant tout des politiques menées… et comme s’il n’y avait pas un fort potentiel de progrès, bénéfique pour la société tout entière.
Dans le « Programme de stabilité 2022-2027 » rendu public en juillet, le gouvernement annonce des mesures et des investissements pour rendre l’emploi dynamique et accroître l’offre de travail. Il inscrit (à nouveau…) la lutte contre les inégalités dans les « défis économiques majeurs » : rien ne manque donc normalement pour lancer une véritable politique en faveur de l’amélioration de l’emploi des femmes et de l’égalité. Sauf peut-être la volonté politique ?
Christiane Marty est ingénieure-chercheuse, membre du conseil scientifique d’Attac et de la Fondation Copernic.