Syndicalisme et précarisation dans la fonction publique

Paul Devin, président de l’Institut de recherches de la FSU

Publié dans la revue « La Pensée » n°412, octobre 2022
Cliquer sur ce lien pour commander en ligne

Résumé : Si le XXIe siècle voit se développer de manière nouvelle la précarisation des emplois publics, ce n’est pas seulement du fait du recours croissant aux contractuels, d’autres époques l’avaient fait, mais par l’inscription de ce recours dans des logiques gestionnaires nouvelles. Cette évolution obéit à une logique globale où les motivations comptables de la gestion des flux d’emploi et les volontés politiques de fragilisation des droits statutaires et d’asservissement des agents se mêlent à des perspectives de transformation profonde des métiers.
La question se pose dès lors de la capacité de l’action syndicale à prendre en compte ces évolutions à la fois dans la perspective de défense des précaires et dans la lutte contre des évolutions de l’emploi public qui renonceraient au statut. C’est dans la défense politique du statut, celle qui porte notre vision démocratique et égalitaire du service public, que nous devons agir la défense syndicale des non titulaires.

Portrait rapide de la situation
Bien des représentations usuelles veulent croire que toute personne travaillant dans la fonction publique bénéficie de la meilleure des sécurités de l’emploi : l’emploi à vie. Elles ignorent qu’il existe aujourd’hui des agents et des agentes de la fonction publique qui travaillent pour un salaire de 900 euros par mois et sans qu’aucune garantie ne vienne protéger la durée de leur CDD ? Leur revenu, souvent limité par la contrainte d’une durée de travail réduite, est inférieur au seuil considéré par l’INSEE[1] comme celui de la pauvreté. Mais les stéréotypes persistent qui affirment l’absolue sécurité comme une caractéristique de l’emploi public et persistent donc à invisibiliser une précarité pourtant croissante.
Pour l’essentiel, cette précarité est due au recours à des emplois contractuels qui constituent aujourd’hui environ 20% des emplois pour l’ensemble des trois versants de la fonction publique. Nous ne sommes pas dans un phénomène marginal : il s’agit d’un emploi public sur cinq …
Pour les caractériser brièvement, ces agents et agentes contractuels sont plus jeunes que leurs collègues titulaires et, pour la plupart, moins qualifiés. Majoritairement ce sont des femmes : elles sont deux fois plus nombreuses que les hommes dans les emplois précaires. Souvent, à mission équivalente, elles ou ils sont moins bien payés que les titulaires et cela jusqu’à un différentiel de 25%[2]. Cependant, cette infériorité de revenu n’est pas toujours le sort du contractuel et parfois une meilleure rémunération fonde, pour le salarié, une préférence pour l’emploi contractuel.
La volonté exprimée d’un État acteur et garant de l’égalité entre femmes et hommes se trouve mise à mal par la réalité, d’autant que ces inégalités de statut et de rémunérations sont renforcées aux dépens des femmes par un temps de travail réduit et ce, non par leur propre choix.
Entre 2007 et 2017, dans la Fonction publique d’État, le nombre de contractuels a augmenté de 30% faisant passer la part des non titulaires de 12 à 17%, pour une bonne part à l’Education nationale. Cette augmentation a été plus tardive dans la Fonction publique d’État que dans la Fonction publique territoriale qui avait déjà atteint le taux de 20% de non-titulaires et l’a maintenu, à quelques décimales près. Et si on compare cette croissance avec celle des fonctionnaires titulaires, l’écart est net : dans cette période, l’augmentation quantitative des agents de l’État s’est basée sur le recours au contrat.

Emploi contractuel et politique néolibérale
Certains croient que le recours aux contractuels est une invention du néolibéralisme de la seconde moitié du XXe siècle, invention fondée sur ses obsessions à réduire le coût des services publics. Ce n’est pas le cas.
Ce sont tout d’abord les guerres mondiales qui ont été des périodes de croissance de l’emploi non titulaire, du fait de besoins spécifiques nécessitant des recrutements rapides. Ainsi, l’administration chargée du ravitaillement civil pendant la première guerre mondiale n’est composée que d’auxiliaires. De même, en 1941, pour la Délégation générale à l’équipement national à qui le gouvernement de Vichy devait confier ses grands travaux nationaux.
La seconde grande période de recrutement non-titulaire est celle des lendemains de la Seconde guerre mondiale. Le développement de l’action publique statutaire était pourtant une perspective du programme du Conseil national de la Résistance, le programme « des jours heureux ». Et une de ses premières tâches fut de donner, par la loi du 19 octobre 1946, un nouveau statut à la fonction publique d’État. Mais le développement du service public, auquel s’ajoute les besoins de remplacement liés à l’épuration des fonctionnaires qui avaient servi avec zèle les tâches les plus ignobles de la politique de Vichy, va conduire à un recours massif aux contractuels qui vont constituer presque la moitié des agents de l’État.
Roger Grégoire, le directeur de cabinet du ministre de la Fonction publique Maurice Thorez, est pourtant persuadé que les tâches permanentes de l’action publique doivent être assurées par des titulaires, seuls capables d’offrir les garanties nécessaires à l’intérêt général. Et la titularisation des auxiliaires prévue par l’ordonnance du 26 mai 1945 lui apparaît comme un pis-aller. Pour lui, il faudrait que l’on réserve les emplois non-titulaires aux collaborateurs occasionnels[3]. La presse syndicale émet les mêmes réserves, considérant l’usage des contractuels dans la fonction publique comme une « anomalie »[4] et les interventions politiques, notamment communistes, sont récurrentes pour demander la titularisation[5] et dénoncer « une conception caractéristique d’un régime d’exploitation capitaliste » pour ces « victimes de l’état-patron[6] ».
Tout au long de la seconde moitié du siècle, malgré les nombreuses prises de positions juridiques, politiques ou syndicales qui affirment la logique d’une fonction publique titulaire, les insuffisances de budgétisation face aux besoins vont maintenir des chiffres élevés même si on en constate la progressive réduction. En 1954, ce sont encore plus d’un tiers des fonctionnaires de l’État qui ne sont pas titulaires[7]. Dans la même période, leur nombre ne cesse d’augmenter pour l’Education nationale notamment pour répondre à des besoins nouveaux : ce fut par exemple le cas, au début des années 1960 lors de la création des collèges d’enseignement secondaire[8] qui répondaient à l’obligation scolaire à 16 ans.
Il faudra attendre le statut de 1983, celui de la loi Le Pors, pour que l’emploi non-titulaire soit affirmé comme une dérogation à usage fortement réglementé et que soient ouvertes des perspectives de titularisation pour les agents contractuels qui se concrétiseront légalement et réglementairement. De ce fait, le nombre de contractuels ne devait cesser de baisser entre 1983 et le début des années 2000.
Cette tendance s’est inversée au début du XXIe siècle. Le rapport de la Cour des Comptes paru en 2020[9]atteste clairement d’une hausse globale du nombre et du coût des agents contractuels au sein de la fonction publique même si elle s’exerce irrégulièrement suivant les administrations. Trois domaines sont particulièrement concernés : les personnels soignants exerçant à l’hôpital, les agents techniques de la fonction publique territoriale et, pour la Fonction publique d’État, les enseignants et chercheurs dans l’enseignement scolaire et l’enseignement supérieur. Cependant, force est de constater que dans beaucoup d’autres pays européens la part des agents contractuels est largement supérieure et cela du fait d’une conception de la fonction publique dite d’emploi et non de statut, conception qui a fait le choix que l’emploi public relève du droit commun du travail, donc du contrat.

Rupture radicale avec le statut ?
Mais si le néolibéralisme a fini par susciter une inversion de la politique quantitative en renouant, à partir des années 2000, avec l’augmentation de la part des non titulaires, il a surtout profondément transformé le sens de cet usage. Ce qui constitue l’essentiel des évolutions actuelles ne saurait se limiter à une question quantitative : c’est un changement culturel qui est engagé qui veut progressivement rompre avec la conception française d’une fonction publique de statut.
La première stratégie pour le faire est le transfert d’une part des emplois vers des établissements publics administratifs dotés d’une personnalité juridique propre. C’est là que la croissance de l’emploi contractuel est la plus importante : 36% en 1998, 53% en 2006 et 69% en 2009[10]. Le transfert des missions vers ces établissements publics est un véritable démembrement de l’administration de l’État qui permet de déroger aux principes statutaires… tout en faisant croire qu’on en souhaite le maintien !
Mais c’est aussi sur un autre point que la doxa va évoluer considérablement. Dans les dernières décennies du XXe siècle, et la loi de 1983 en est le témoignage, les non-titulaires étaient en quelque sorte considérés comme un mal nécessaire qu’il fallait corriger par une obligation politique de titularisation. Désormais il ne s’agit plus tant de suppléer à une insuffisante prévision que de pouvoir gérer de manière habile les flux d’emploi. C’est dans les perspectives de la flexibilité que les évolutions sont pensées y compris en allant jusqu’à un degré de précarité extrême, celle dite des contrats « zéro heures », qui a commencé à pénétrer certaines fonctions publiques européennes, par exemple au Royaume Uni.
Le discours politique français répugne à dire crûment cette volonté d’évolution. Olivier Dussopt, secrétaire d’État auprès du ministre de l’action et des comptes publics, ne cessa au moment de la loi de transformation de la fonction publique de 2019 de vouloir rassurer : « Pas de logique d’extinction des recrutements titulaires[11] » affirmait-il. Mais il avait beau expliquer que le statut restait essentiel pour la garantie des valeurs, il n’en justifiait pas moins le recours croissant aux non-titulaires y compris en leur ouvrant les postes de cadres au nom d’une logique de diversification.
Ce discours politique de réassurance se heurte à l’énoncé même de la loi de 2019 : celui d’une transformation et non seulement d’une réforme. Et si l’argumentaire gouvernemental vante la fluidification du dialogue social, la responsabilisation des agents et l’amélioration de leurs conditions de travail, ce n’est d’évidence pas là que se joue l’essentiel mais dans le postulat d’une habileté gestionnaire à pourvoir agir sur les ressources humaines au gré des stratégies comptables choisies. La gestion des contractuels dans les académies en offre un bel exemple où on va, pour de seules acrobaties comptables, jusqu’à interrompre des contrats le temps des vacances scolaires ou jusqu’à reporter la date de leur reconduction de manière totalement artificielle même quand le besoin lié aux remplacements ne fléchit pas. Et c’est désormais chose courante que des cadres départementaux et académiques se vantent de ces habilités gestionnaires sans même interroger leurs impacts, tant sur la vie des agents concernés que sur la qualité du service public d’enseignement.

Des arguments qualitatifs à la précarisation ?
Les discours politiques ont quelque pudeur à se suffire d’une explication budgétaire : la rationalisation comptable se pare d’objectifs qualitatifs qui argumentent une meilleure réponse aux besoins de la population. Ne va-t-on pas jusqu’à considérer que la précarité induit une fragilité de l’emploi favorable à un meilleur engagement de l’agent ?

Répondre à des besoins exceptionnels ?
Le premier motif qualitatif invoqué est la nécessité de répondre à des besoins exceptionnels. Pas besoin d’une analyse approfondie pour constater que le recrutement contractuel dépasse pourtant largement les besoins saisonniers ou les nécessités liées à des actions ponctuelles. En fait ce n’est qu’à la marge que la question d’une variation éphémère des besoins pourrait justifier une augmentation des emplois non titulaires. La situation enseignante et ses pérennes besoins de remplacement le montre clairement.
Un autre motif évoqué est de vouloir répondre aux besoins de métiers nouveaux qui ne correspondent à aucun corps existant. L’administration a beaucoup insisté sur les mutations liées aux technologies de l’information et de la communication. Mais là encore, force est de constater que cette nécessité ne joue qu’à la marge et que si l’on regarde, là encore, la question des enseignants contractuels, il serait difficile de considérer que c’est l’absence d’un métier déjà prévu dans une structure par corps qui expliquerait le recours à des emplois non titulaires.
Un autre motif enfin serait de vouloir suppléer aux difficultés de recrutement statutaires du fait d’une attractivité insuffisante de certains métiers. L’engagement de carrière y compris celui de ses contraintes de concours et de mobilité, dissuaderait les candidats : il faudrait se résoudre à faire avec des non titulaires. Ce serait d’autant plus logique, nous dit-on, que la relation des plus jeunes à l’emploi ne comprendrait plus autant qu’auparavant l’attrait absolu d’une sécurité. Mais si l’on veut assurer l’avenir, la réalité incontestable des difficultés de recrutement nécessiterait une tout autre stratégie d’attractivité : celle d’une revalorisation salariale et d’une amélioration des conditions de travail qui auraient la vertu de lutter structurellement contre le déficit de recrutement, sans se contenter d’y répondre avec un palliatif fragile et incertain. D’autant que le recrutement contractuel connaît sa part importante d’abandons, de renoncements qui est loin de présenter les meilleures conditions de rationalisation budgétaire en matière de formation.
En réalité, les raisons majeures ne sont pas là. Elles se fondent sur la recherche d’une possibilité de faire fluctuer la masse salariale plus facilement que dans un cadre statutaire : temps de travail partiels contraints, transférabilité au privé en cas d’externalisation, mis en suspens provisoire, non reconduction des contrats, … Mais tout cela n’est pas une découverte : dès les lendemains de la seconde guerre mondiale[12] est affirmé que la main d’œuvre auxiliaire est plus facilement compressible que le personnel titulaire. Et l’IFRAP, think-tank ultralibéral dont la spécialité est de produire de l’argumentation pour une forte réduction de la fonction publique le dit sans détour[13] en appelant à une politique plus offensive… Pour dire les choses en termes technocrates, il s’agit de réduire la masse salariale en diminuant « les lourdeurs de stock » et en accroissant « les potentialités de flux ».
Nous devons craindre que d’autres formes d’emploi non-titulaires se développent car le transfert vers des entreprises sous-traitantes ouvrira la porte à d’autres formes de précarisation de l’emploi public. Prenons un exemple récent : la gestion du remplacement était jusqu’à aujourd’hui une mission de l’administration déconcentrée. Désormais, dans certains départements, elle sera confiée à une start-up, Andjaro, qui est la spécialiste, si on croit ses propos, de « la maximisation de la productivité ». Voilà une forme encore plus flexible de gestion des ressources humaines : l’externalisation de missions, jusque-là assurées par des agents titulaires, qui offre un cadre bien plus large encore à la précarisation.

Contraindre et assujettir ?
Mais il y en a une autre raison à vouloir augmenter les non-titulaires, raison trop souvent minimisée : celle d’une volonté de mainmise politique sur l’administration ou, pour le dire autrement, celle de la remise en question de l’indépendance de la fonction publique vis-à-vis du pouvoir politique au profit de la seule subordination hiérarchique.
Cette mainmise s’exerce tout d’abord par le développement de modes de recrutement totalement laissés à la volonté des recruteurs. Au cadre complexe des concours, des règles de composition des jurys et de déroulement des épreuves se substituent désormais, pour les non-titulaires, des entretiens menés au gré des idées du cadre qui est toujours persuadé d’être un habile recruteur mais qui est très facilement influençable par la directive hiérarchique. Plus de deux siècles du principe d’égale admissibilité aux emplois publics, principe fondé par l’article 6 de la déclaration de 1789, sont en train de s’effriter … Or, non seulement le recrutement hors concours produit une légitimité d’exercice plus fragile mais il introduit les risques du clientélisme, jusque-là très limités dans la Fonction publique d’État.
Cette mainmise s’exercera aussi sur l’ensemble de l’activité du fonctionnaire car sans la protection du grade, sans les garanties statutaires de progression de carrière et de mobilité et dans un contexte de fragilité de la reconduction de l’emploi, la pression hiérarchique devient une arme redoutable pour asservir l’employé. La réduction du rôle des commissions administratives paritaires va dans le même sens, celui de soumettre l’agent aux desiderata de l’employeur. Qui ne fera pas le choix de l’obéissance docile lorsque sa vie quotidienne, personnelle ou familiale, risque d’être fortement impactée par l’obtention ou non d’une demande de mobilité géographique et que cette obtention repose en grande partie sur l’avis de son supérieur ?
La loi Le Pors de 1983 avait construit un équilibre entre les droits et les obligations, équilibre fondé sur l’exigence dialectique d’un fonctionnaire bénéficiant de ses droits de citoyens et redevable d’un engagement au service de l’intérêt général. Y renoncer serait prendre le risque de voir disparaître l’indépendance pourtant indispensable à l’exercice de la neutralité et de l’égalité de traitement des usagers. L’épisode Blanquer nous laisse facilement deviner ce que pourrait être, dans un cadre statutaire plus faible, les prétentions autoritaristes d’un ministre.
En produisant une plus grande flexibilité économique et un plus grand renforcement hiérarchique, le recours croissant à la contractualisation témoigne de la nature biface du nouveau management public qui mêle à la fois la volonté néolibérale de désengager financièrement l’État sous couvert de rationalisation des coûts et le renforcement de son pouvoir sur les agents. Et dans le discours gouvernemental nous voyons bien opérer en permanence ce Janus qui prône à la fois l’autonomie et la mise au pas. C’est cela qui permet aux ministres successifs de dire qu’ils veulent, en même temps, préserver le statut et développer les recrutements non statutaires !
Mais un discours binaire sur la défense ou la suppression du statut pourrait nous piéger : il ne s’agit pas seulement de défendre un statut … car il ne faut pas oublier que le premier statut avait été attribué par Vichy en 1941 pour asservir les fonctionnaires dans une exigence d’obéissance absolue. Non le statut que nous voulons est celui qui progressivement, en 1946 puis en 1983, a été capable de construire un équilibre dialectique des droits et des obligations. C’est pourquoi nous devons, en affirmant notre attachement au statut, revendiquer sa capacité à garantir à la fois les droits des agents et les intérêts des usagers[14].

Transformer les métiers
Enfin, il y a une troisième raison, très intimement liée à la précédente : le développement des contractuels permet une transformation culturelle des métiers. Regardons cela au travers de la question enseignante.
Les évolutions du recrutement ont largement renforcé l’idée que la compétence enseignante devait être centrée sur la capacité pragmatique à gérer une classe et ses conflits, et cela aux dépens de la compétence disciplinaire et didactique. Plus facile ainsi d’engager les transformations prônées par Yan Algan au profit de compétences socio-comportementales non cognitives. Or il ne s’agit pas d’un débat pédagogique mais de la volonté politique de penser l’école dans le cadre de la start-up nation.  N’oublions pas que Yan Algan, celui à qui Jean-Michel Blanquer a confié de théoriser les évolutions de la profession dans le cadre du Grenelle[15], était aussi celui à qui Emmanuel Macron avait demandé de penser la start-up nation. Contre la conception académique d’une nécessaire spécialisation pédagogique et didactique et de la formation qu’elle nécessite, se développe une vision où s’y substituent la dynamique de l’estime de soi, de l’autonomie et du sentiment d’efficacité personnelle. Pour Yan Algan et Pierre Cahuc[16], les conceptions statutaires du métier enseignant ne produisent plus que les défiances ordinaires du corporatisme et de l’étatisme auquel il convient de renoncer par une éducation comportementale capable de restaurer la confiance libérale.
Là encore, si, comme le dit Xavier Pons[17], « cette politique de transformation des métiers de l’enseignement est mise en œuvre de façon incrémentale, par petits pas, sans que le projet de changement d’ensemble ne soit toujours clairement annoncé et formalisé comme tel », on peut craindre que par effet papillon, elle engage des transformations radicales.

Quels enjeux pour les luttes syndicales ?
Face à ces mutations, comment les syndicats peuvent-ils agir ?  Quelles actions, quels rapports de force sommes-nous capables d’engager pour résister à ces évolutions que nous pensons n’être profitables ni à l’ensemble du service public et de ses usagers, ni à celles et ceux qui en sont les agents ?

Les jeunes et le syndicalisme
Tout d’abord balayons l’idée reçue d’un irrémédiable éloignement des jeunes travailleuses et travailleurs. Bien sûr nous devons constater la faible syndicalisation des jeunes précarisés. Mais une analyse un peu rapide l’attribue à de prétendues caractérisations psychosociologiques de la jeunesse. Pour les plus favorisés, ce serait le syndrome de la « génération Y » dont l’ambition n’obéirait qu’à des motivations d’appétits personnels et admettrait la précarité comme un point de passage obligé vers une réussite attribuée à leur mérite et à leur persévérance individuelle. Pour les jeunes des classes populaires, on évoquera un « individualisme de résignation[18] » nourri par une fascination pour la consommation capitaliste qui induirait une relégation de toute volonté d’action collective et de toute finalité d’intérêt général.
Il n’y a pas besoin d’un travail sociologique très élaboré pour percevoir que ces représentations sont parfaitement incapables de traduire la complexité des relations des jeunes au militantisme. D’autant que certaines formes d’engagement, par exemple celles des zadistes et autres alter-activistes, impliquent les jeunes générations de façon durable et dans la perspective de la construction d’alternatives d’avenir. Et là encore méfions-nous des analyses rapides qui voudraient faire croire à un fondement post-matérialiste de ces engagements qui rejetterait toute perspective sociale.
Quant à une défiance fondamentale du syndicalisme, elle est loin d’apparaître comme une évidence qui pourrait se résumer dans le rejet d’un syndicalisme institutionnalisé fondé sur une organisation pérenne et la représentativité, pour lui préférer le spontanéisme de l’action directe et des collectifs. Il faut examiner de façon critique l’idée souvent énoncée d’une responsabilité intrinsèque des formes d’organisation institutionnalisées qui produirait des modèles de conception du travail qui excluraient les précaires de facto. Il faut constater que la plupart de ceux qui portent la critique en dénonçant une incapacité syndicale à mobiliser sur les questions de précarité, tiennent un discours critique général sur l’institutionnalisation de l’action syndicale pour lui opposer le modèle d’une action directe qui constituerait le ferment d’une redynamisation de l’action collective. Ce n’est pas tant l’analyse de la situation qui les conduit à condamner les formes institutionnalisées d’action que le choix a priori de leur préférer des formes plus spontanées.
Force est de constater que l’observation et l’analyse de la réalité montrent que nous ne pouvons pas faire comme si la dualité institutionnalisation / spontanéité offrait un modèle pertinent et suffisant de compréhension de nos difficultés. Les exemples retenus dans le cadre d’une enquête menée pour la DARES[19] montrent comment entre la Poste, l’industrie pétrochimique et la restauration rapide, les combats contre la précarité sont loin de s’inscrire dans une logique simple où l’institutionnalisation suffirait à expliquer les difficultés. Une autre étude effectuée pour la même DARES[20] conclut aussi que le « déphasage » entre le syndicat et la base ne peut se résumer dans une dualité entre stabilité et précarité.
C’est essentiellement ailleurs qu’il faut comprendre l’essentiel de la difficulté de mobilisation des précaires par nos syndicats. Une étude de Fanny Chartier[21], interrogeant pour l’IRES la question de la moindre syndicalisation des jeunes salariés, livre une conclusion sans ambiguïté : l’absence de syndicalisation est une conséquence de la précarisation parce que la précarisation conduit à une moindre inscription dans les collectifs de travail. L’enquête[22] menée par Sophie Béroud, Camille Dupuy, Marcus Kahmann et Karel Yon en 2019 remet en cause « l’idée reçue d’un désamour de la jeune génération envers les organisations syndicales pour montrer au contraire que les jeunes croient encore à l’action collective au travail mais sont pour partie « empêchés » d’y prendre part ». C’est bien la précarité qui constitue le facteur majeur de cet empêchement, bien des études l’ont montré, bien davantage qu’un désenchantement postmoderne du monde ou qu’une erreur stratégique fondamentale de l’action syndicale.

Quelles stratégies syndicales ?
Cela étant dit, la question reste entière : comment convaincre nos collègues non-titulaires de l’intérêt d’une action syndicale ? Bien sûr nous devons, nous rappelle Sophie Béroud[23] « interroger les conditions qui président à l’accès des jeunes à la représentation syndicale, y compris aux fonctions de représentants et aux responsabilités qui vont avec. ». C’est la vieille question que posaient déjà Marx et Engels lorsqu’ils critiquaient les syndicats qui « se développaient en vase clos » pour une élite ouvrière[24].
Sans doute faut-il tout d’abord et avant tout s’adresser aux travailleurs précaires. Nous devons convenir que nous avons mis du temps à le faire. Non par mépris ou par désintérêt mais parce que la perspective d’une titularisation générale mise en perspective dans le sillon de la loi de 1983 laissait penser que le combat essentiel était celui-là et que la question des conditions de travail des contractuels allait être soluble dans les plans de titularisation. Le renversement de la tendance par une nouvelle augmentation du recours aux contractuels depuis le début du XXIe siècle a amené à devoir reconsidérer cette vision.
Mais comment convaincre les enseignants contractuels de venir militer dans nos syndicats tout en expliquant par ailleurs que la contractualisation produit un risque de perte qualitative pour le service public ? Devons-nous renoncer à toute perspective sociale sur la politique éducative pour nous recentrer exclusivement sur la défense corporatiste des agents non-titulaires ? Faut-il que nous nous rendions aveugles à la dégradation de l’école pour admettre des titularisations sans exigence de formation et de qualification ? Bien sûr que non, mais cela doit nous inciter à une grande attention dans notre discours sur la titularité des emplois pour qu’il ne puisse pas être entendu comme une hiérarchisation dévalorisante à l’égard des personnes ayant des emplois non-titulaires. Nous devons continuer à affirmer que le recours croissant aux contractuels affaiblit la qualité du service public sans qu’une telle affirmation puisse être confondue avec un jugement individuel comparatif entre titulaires et non-titulaires.
Et quand des jeunes contractuels nous expliquent qu’ils ne sont pas convaincus de l’intérêt du statut, qu’ils disent préférer le contrat parce que sa nature plus souple, moins contraignante correspond mieux à leurs aspirations personnelles, y compris quand ils se leurrent sur les prétendus avantages salariaux qui en naîtraient à terme, faut-il que cela nous incite à reconsidérer nos positions sur le statut parce qu’elles ne concorderaient plus avec les aspirations de l’ensemble des précaires ?  Là encore, bien sûr que non, mais nous savons qu’il faudra faire preuve de pédagogie pour que les enjeux collectifs et individuels du statut soient compris et que leurs perspectives retrouvent leurs vertus fédératrices.
Cette volonté de formation doit aussi porter sur les droits. L’incitation à l’engagement nécessite de défendre l’égalité en faisant savoir, haut et fort, que les droits syndicaux des non-titulaires sont les mêmes que ceux des titulaires. Que la fragilité du contrat puisse constituer un élément de réticence à l’engagement syndical ne doit pas se confondre avec un sentiment de réduction des droits. C’est d’autant plus essentiel à faire savoir, que la certitude de ces droits est une condition du rapport de forces.

Un objectif commun d’émancipation
Mais l’enjeu essentiel, si complexe soit-il à mettre en œuvre, reste celui de notre capacité à faire entendre qu’au-delà de l’identité spécifique des non-titulaires et de leurs problématiques particulières, qu’au-delà de la défense de leurs intérêts propres, c’est dans un objectif commun d’émancipation que nous construirons un projet capable d’engager les rapports de force nécessaires. Cela nécessite de défendre le statut dans les perspectives de « la double besogne ». Bien sûr, celles de ses conséquences sur les conditions de travail et les salaires mais aussi, celles des finalités de transformation sociale que nous défendons à travers le principe d’une action publique égalitaire, servie par des agents indépendants du pouvoir politique et guidés par l’intérêt général. Il est de notre responsabilité d’entretenir une culture du statut, celle qui permet de comprendre pourquoi il rend possible un rapport dialectique entre les droits et les obligations qui ne peut exister dans le lien de subordination du contrat.
Nous savons comment la doxa néolibérale instille depuis des années un doute sur le statut, voulant laisser croire qu’il ne correspond qu’à des intérêts corporatistes. Périodiquement, une partie de la presse et du discours politique fustige le bien-fondé d’une logique qu’ils jugent endogène et néfaste à la qualité du service public. Une véritable acculturation est en cours qui cherche à nous convaincre que la concurrence et le management entrepreneurial sont les conditions de la qualité et que la défense du statut n’est qu’un archaïsme égoïste.
Dans de telles perspectives, la difficulté majeure qui sera la nôtre pour les années à venir sera d’être capables de lutter contre ces évolutions, sans se laisser piéger par les leurres qui ne manqueront pas d’être offerts aux contractuels mais sans renoncer à la défense de leurs intérêts spécifiques. Et cet équilibre sera toujours fragile, toujours à la merci des tentatives gouvernementales qui en useront pour dévaloriser le statut, toujours à la merci d’un morcellement des revendications. C’est pourquoi, la défense politique du statut, celle qui porte notre vision démocratique et égalitaire du service public, doit rester le cadre pérenne de la défense syndicale des non titulaires.

.

[1] INSEE, France portrait social, 2019

[2] Cours des Comptes, Les agents contractuels dans la Fonction publique, 2020, données DG2

[3] Roger GRÉGOIRE, Les données d’une Politique de la Fonction Publique, La Revue administrative, n°6, nov-déc.1948, p.14

[4] Par exemple, dans La Tribune des fonctionnaires, 25 février 1947, p.6

[5] Par exemple, L’Ecole et la Nation, mai 1952, p.15

[6] L’École et la Nation, décembre 1953, p.24

[7] Jacques CHEVALLIER, Le statut général des fonctionnaires de 1946 : un compromis durable, La revue administrative, 1996, pp. 7-21

[8] Jacques MAGAUD, Vrais et faux salariés, Sociologie du travail, 16ᵉ année n°1, janvier-mars 1974, p.12

[9] Cour des Comptes, Les agents contractuels dans la Fonction publique, rapport, septembre 2020

[10] Aurèlie PEYRIN, La crise, accélérateur de la segmentation interne de la fonction publique d’État. Journées internationales de sociologie du travail, mai 2016, Athènes

[11] La Gazette des Communes, 4/09/2019

[12] Conseil supérieur de la Fonction publique, 28 octobre 1948, cité par Émilien RUIZ, Trop de fonctionnaires, 2021, p.115

[13] Figaro Live, 30 juillet 2020

[14] Paul DEVIN, Dialectique de la liberté pédagogique et de l’intérêt général, Carnets rouges, n°7, juin 2016, pp.12-14

[15] Yann ALGAN, Quels professeurs au XXIe siècle ? Rapport de synthèse, colloque du 1/12/2020, CSEN

[16] Yann ALGAN, Pierre CAHUC, André ZYLBERBERG, La fabrique de la défiance, Albin Michel, 2012

[17] Xavier PONS, Le recours croissant aux enseignant·es contractuel·les : vers un effet papillon ? Mouvements, 107, 2021, p.64-73.

[18] Danièle LINHART, Anna MALAN, Claire AUZIAS, Les jeunes et le syndicalisme, Synthèse, CNAM/CNRS, 1988

[19] Paul BOUFFARTIGUE, Précarités professionnelles et action collective, la forme syndicale à l’épreuve, Travail et emploi, n°116, octobre-décembre 2008, p.33-43

[20] Christian DUFOUR, Sophie BEROUD, Jean-Michel DENIS, Adelheid HEGE, Jean-Marie PERNOT, Flexibilité et action collective, Documents d’études, DARES, n°144, août 2008

[21] Fanny CHARTIER, Pourquoi les jeunes salariés sont-ils moins syndiqués, Éclairages, n°10, mai 2018, IRES

[22] Sophie BEROUD, Camille DUPUY, Marcus KAHMANN, Karel YON, Jeunes et engagements au travail. Une génération asyndicale ? , Agora débats/jeunesses, 2019/2, n°82, p. 7-25.

[23] Sophie BÉROUD, Camille DUPUY, Marcus KAHMANN et Karel YON, La difficile prise en charge par les syndicats français de la cause des jeunes travailleurs, La revue de l’IRES, n°99, 2019-3, p.95-96

[24] Karl MARX, Friedrich ENGELS, Le syndicalisme, t.1, p.203, Maspero, 1972 (textes rassemblés par Roger DANGEVILLE)