Christian Laval :Vous insistez sur le fait que le capitalisme nourrit ses évolutions,transformations et dépassements des critiques qui lui sont portées. N’est-cepas une vision un peu fataliste de l’histoire,qui pourrait laisser entendreque mieux on combat le capitalisme, plus on le renforce ?
Luc Boltanski : Dans notre conception en effet, la critique du capitalisme relève d’ « une activité de Sisyphe » qui peut sembler désespérante. Mais à partir du moment où l’on pense que les hommes peuvent changer le monde dans lequel ils vivent pour le rendre plus juste, ou plus vivable ( ce qui est d’ailleurs une idée profondément moderne et qui appartient au patrimoine de la gauche), il n’est pas une seule société qui soit si parfaite qu’elle ne nécessite pas un travail continu de la critique. Celle-ci est par définition sans fin, surtout dans les sociétés prises dans la dynamique capitaliste. La critique est une répétition qui se déplace sans arrêt : elle suit le mouvement du monde. Il est un peu naïf de croire qu’un jour il n’y aurait plus rien à critiquer ou améliorer dans le monde des hommes.
Eve Chiapello : Votre question met en évidence le verre à moitié vide, mais on peut aussi voir le verre à moitié plein. Car ce qu’on peut dénoncer comme récupération par le capitalisme de la critique pour mieux se renforcer peut tout aussi bien s’analyser comme une certaine victoire de la critique qui a été écoutée et prise en compte. A bien des égards, pendant la période que nous avons étudiée (1965-1995) les responsables d’entreprises ont entrepris de donner aux personnes ce qu’elles réclamaient pour obtenir à nouveau leur implication au travail. Certes pour de nombreuses personnes l’autonomie donnée est fallacieuse et n’est faite que de précarité. Pourtant le vieux chef hiérarchique qui exigeait qu’on obéisse sans discuter a largement disparu, mis à la retraite anticipée : qui le regrette ? C’est un aspect de notre livre pas forcément très facile à comprendre : la force et le talon d’Achille du capitalisme est qu’il doit séduire de très nombreux travailleurs pour fonctionner. C’est sa force parce que quand il est convaincant, il est peu vulnérable ; c’est sa faiblesse au sens où il est obligé de s’amender si les personnes se désimpliquent et il est évident que la critique joue un rôle essentiel à la fois dans l’ampleur de cette défection et dans son identification comme problème par les dirigeants d’entreprises. Cependant, parce que le capitalisme se révolutionne lui-même en permanence pour que l’accumulation continue, la réaction la plus probable des responsables d’entreprises à une critique de forte intensité sera de chercher des solutions pragmatiques compte-tenu de leur jeu de contraintes quitte à changer une fois de plus leur organisation, comme ils en ont l’habitude. Un avantage que nous voyions à cette façon d’envisager les choses est que la critique doit se sentir pour partie libérée de l’obligation de trouver elle-même les solutions aux problèmes qu’elles soulèvent, injonction qui permet trop souvent de la stériliser.
Luc Boltanski : Votre question suppose aussi que la critique devrait avoir comme horizon quelque chose comme une « sortie du capitalisme », pensée sur le mode d’un événement majeur limité dans le temps avec un avant et un après. Mais, un enchaînement de réformes sur des points stratégiques peut aussi ouvrir la voie à une sortie du capitalisme. C’est-à-dire qu’il peut arriver un moment où l’accumulation est tellement entravée et encadrée par les dispositifs de sécurité et de justice que l’on n’est plus vraiment en présence du capitalisme. C’est la thèse par exemple de Bernard Friot, qui considère que le système français de financement de la sécurité sociale par la cotisation sociale proportionnelle au salaire (et non par l’impôt et la rente des fonds de pension) entraînait le capitalisme national vers une sortie avant que le mouvement ne soit battu en brèche ces 20 dernières années. En effet, chaque fois qu’un employeur payait une personne à travailler, il payait aussi pour que d’autres ne travaillent pas (les retraités, les chômeurs, les malades, les enfants (allocations familiales), les handicapés, etc.). C’était une façon de s’acheminer vers une forme d’abolition du salariat. Quant à la retraite par répartition, elle apparaît comme une négation complète de l’utilité de l’accumulation inter-temporelle.
Eve Chiapello : Notre conviction quant aux sorties possibles du capitalisme est fondée sur l’incroyable capacité d’adaptation dont le capitalisme a fait preuve au cours des deux derniers siècles. Parce qu’il est a-moral et de ce fait indifférent aux valeurs qui sont mobilisées à un moment donné pour engager les personnes dans son processus (on peut en changer, tant que l’accumulation continue, tout va bien), parce qu’il repose sur la marchandisation de toute demande, même les plus dangereuses pour lui « a priori » (c’est-à-dire avant d’être transformées en produits), le capitalisme peut se couler dans de multiples moules sociaux et moraux. En second lieu, il faut ouvrir les yeux sur le fait que la séduction du capitalisme est énorme. Il offre au moins deux choses que les gens ne veulent pas perdre : une relative liberté formelle qui n’est certes pas de même ampleur pour tous (le travail n’est pas forcé, le changement est possible, les gens peuvent grâce à la consommation choisir leur mode de vie) et l’excitation du progrès technique. Aucune sortie du capitalisme ne pourra se faire avec l’adhésion active du plus grand nombre sans, soit sauvegarder ces deux dimensions, soit offrir en échange quelque chose d’aussi satisfaisant.
Christian Laval : Vous distinguez la critique artiste, centrée sur la dénonciation de l’aliénation et de l’inauthenticité du capitalisme, et la critique sociale, davantage centrée sur l’exploitation. Cette distinction ne doit-elle pas être relativisée aujourd’hui, alors que les avant-gardes artistes et intellectuelles se sont rapprochées des mouvements directement anticapitalistes depuis les années 20 et que la plupart des mouvements récents, de mai 68 à certaines luttes des étudiants ou des ouvriers depuis, mobilisent souvent sur le double registre ?
Eve Chiapello : S’agissant de deux registres critiques du même phénomène capitaliste, il est clair que régulièrement des alliances et des fécondations croisées s’opèrent (l’école de Francfort peut ainsi être lue comme l’utilisation de thèmes de la critique artiste pour renouveler la critique sociale) mais on ne peut pas dire vraiment que les groupes porteurs aient jamais fusionné. En 1968, c’était les étudiants qui portaient les thèmes de la critique artiste tandis que les ouvriers étaient proches de la critique sociale. Les deux critiques sont le plus souvent portées par des groupes distincts tout simplement parce qu’elles sont largement incompatibles, de même qu’elles renferment en leur sein des tensions assez fortes.
Ce qui nous semble le plus marquant comme évolution historique, c’est ce que nous développons dans notre ouvrage à savoir, d’une part, la récupération de la critique artiste par le capitalisme, et d’autre part, le déclin de la critique sociale dans la forme qui était alors la sienne c’est-à-dire très marquée par le parti communiste français. Il s’agit d’une crise profonde de l’activité critique dont nous commençons à peine à entrevoir une sortie mais en ce qui concerne surtout la critique sociale.
Luc Boltanski : En effet, en ce qui concerne la critique artiste, il nous semble qu’elle ne fait guère entendre sa voix et ceci s’explique notamment par le fait que se développe sans doute actuellement ce qu’on pourrait appeler une nouvelle classe, dominant un certain nombre de secteurs, et qui a fait d’une certaine critique artiste bien intégrée au capitalisme son étendard. La critique artiste qui se fait encore entendre est l’émanation pour dire vite de cette classe mais dans la mesure où cette dernière est devenue dominante, cette critique est-elle autre chose qu’une série de mises en cause rituelles ? Il est temps que l’on prenne la mesure de cette transformation pour comprendre que, telle qu’elle se présente, la critique artiste n’est plus efficace pour contrer le capitalisme.
Nous en avons tous l’intuition : des hommes et des femmes, dans la quarantaine, diplômés, vivant dans le centre de très grandes villes comme Paris, Londres, Berlin, New York, San Francisco, etc., cultivés et fortement consommateurs de produits culturels, célibataires ou en couples mais de préférence sans enfants ou retardant très fortement , par rapport à la génération antérieure, l’âge de la première naissance (dinkies : « double income no kids », selon la formule anglo-saxonne). Tous visent la réussite financière, mais beaucoup, sans aucun doute, ne l’atteignent pas, les inégalités de revenus étant particulièrement forte dans ces catégories. Ils sont très occupés par une vie professionnelle qui – généralisation de l’ancien modèle de l’artiste -, est de plus en plus difficile à distinguer de leur vie privée. Ils sont occupés dans les secteurs où les taux de marge sont les plus élevés et où les profits globaux du capitalisme sont les plus assurés, c’est-à-dire la finance, l’art, la mode, l’informatique, la communication et les media, et ils participent aussi, parfois en même temps, au monde de l’université et de la recherche, l’opposition entre l’appartenance au secteur privé ou au secteur public perdant, dans ces zones, toute pertinence. Il est très difficile de dire si les membres de cette nouvelle classe sont exploiteurs ou exploités. Sans doute les deux, sous différents rapports. Ils ne le savent pas eux-mêmes balançant, selon leur niveau de réussite entre la célébration du nouveau monde et la critique ; entre la droite et la gauche.
En quoi sont-ils de droite ? Ils le sont certainement selon des critères un peu vieillis, au sens où ils ne sont plus habités par le sens de l’injustice sociale et par la culpabilité que les intellectuels des générations précédentes ont si souvent mis en scène quand ils parlaient d’eux-mêmes. Une notion comme celle d’exploitation leur est parfaitement étrangère. Ils ont largement oublié qu’il existait toujours des ouvriers, des paysans, des pauvres non magnifiés par le sublime des banlieues. On pourrait dire qu’ils sont de droite parce que le monde comme il est leur convient plutôt. Ils sont parfaitement bien encastrés dans le nouveau capitalisme.
En quoi sont-ils de gauche ? Ils sont de gauche au sens où ils ont rejeté de la plupart des situations de leur vie les traits qui correspondaient au type d’ordre que nous avons décrit, avec Laurent Thévenot, quand nous avons déployé la cité domestique. Les membres de la nouvelle classe sont aussi de gauche au sens où leur victoire est récente et où ils la ressentent comme fragile. Leur crainte la plus constante est donc celle d’un retour du… « puritanisme », « académisme », « religieux », etc.
Eve Chiapello : Ce que nous exprimons dans notre livre est qu’il importe de reprendre à nouveaux frais chacune des deux critiques en revenant à la source des indignations qui les motivent : la misère, les inégalités, l’égoïsme et le manque de solidarité de ceux qui ont réussi, la transformation du monde en marchandises, l’oppression. Nous avons timidement, dans les deux derniers chapitres de l’ouvrage, tenté d’esquisser des pistes pour articuler, autrement que dans le passé, ces motifs d’indignation, de façon à reconstruire de nouvelles critiques qui partent non pas de schèmes existants tout faits mais d’une analyse minutieuse du monde tel qu’il est devenu.
Ensuite bien sûr, il est pour nous important que les porteurs de différents motifs d’indignation travaillent ensemble et s’allient comme ont pu le faire, de temps à autre, les vieilles critiques artiste et sociale. L’association des deux critiques, du fait même qu’elles sont largement incompatibles, permet de les modérer l’une l’autre pour en tirer le meilleur. Cela dit, il s’agit là d’un exercice très difficile car des groupes se reforment assez rapidement privilégiant tel ou tel facteur d’indignation au détriment des autres. C’est pourquoi les nouvelles formes de contestation qui s’appuient sur des nébuleuses de groupements aux objectifs divers sont peut être la solution à ce problème délicat. Par cette forme organisationnelle, est garantie, d’une part, que chaque revendication est forte puisqu’elle est prise en charge par certains groupes qui s’y consacrent et, d’autre part, que toutes sont présentes et obligées de dialoguer.
Christian Laval : Votre analyse semble indiquer qu’une partie au moins de la gauche politique et syndicale ne s’est pas seulement adaptée ou résignée au capitalisme, mais qu’elle a joué, avec ses experts, un rôle actif dans l’élaboration du nouvel esprit du capitalisme que vous décrivez ? Comment cette évolution d’une certaine gauche s’est-elle faite ? Comment expliquer selon nous ce qui reste un paradoxe, tout au moins si on compare aux périodes historiques précédentes ?
Luc Boltanski : La dynamique interne des forces critiques fut ici déterminante et la place centrale du courant communiste dans l’animation de la critique sociale en France a fortement contribué à une incroyable baisse de vigilance sur ses thèmes de prédilection, si bien que la déconstruction des dispositifs de protection antérieurs en a été grandement facilitée. Son attachement durable et de plus en plus inacceptable à l’Union soviétique a peu à peu disqualifié fortement le communisme français divisant ses militants entre eux et écartant de lui les autres forces de gauche. Ceux qui voulaient une gauche différente de celle incarnée par le PCF ont donc déserté le terrain de la critique sociale qu’ils ont abandonnée à ce mouvement jugé de plus en plus figé. Cherchant un modèle de société différent de celui proposé par les communistes, ils ont été conduit à intégrer des revendications provenant de la critique artiste. Cette incorporation, dont la critique de la bureaucratie est un produit typique, permet de rejeter d’un même geste, la domination à l’œuvre dans l’entreprise, celle produite par les appareils d’Etat en France et surtout dans les pays du socialisme réel, comme la bureaucratie des partis et syndicats, les institutions communistes fortement hiérarchisées et disciplinées étant évidemment les premières visées.
Eve Chiapello : Mai 68, c’est aussi l’époque où se renforcent les revendications féminines d’accès au travail. Les femmes souhaitaient en particulier l’aménagement du temps de travail pour leur permettre plus facilement de rester au travail lorsqu’elles étaient mères, et la gauche ne pouvait pas ne pas soutenir de telles revendications de libération. Or il est évident que cette évolution a contribué, parmi d’autres, à développer l’individualisation des conditions de travail et à faire éclater les collectifs. C’est dire que beaucoup d’aspirations des salariés, qui s’expriment à la fin des années 60 et au début des années 70, ont été perçues comme légitimes et que les syndicats ne pouvaient pas s’y opposer sans se couper de leur base. Cela dit, la prise en compte de ces nouvelles aspirations a débouché, comme nous le montrons dans le livre, sur la décomposition d’anciens dispositifs de justice et de sécurité. Pour dire vite, les entreprises reprenaient d’une main ce qu’elles accordaient de l’autre : elles échangeaient l’autonomie contre la sécurité.
A la décharge des mouvements syndicaux de ces années-là, qui ont certainement manqué de clairvoyance et parfois accompagné avec enthousiasme le changement, on peut dire que le recul social sous un gouvernement de gauche (situation bien différente de celle de la Grande Bretagne sous Thatcher) était inconcevable. A vrai dire, les socialistes au pouvoir ne s’en sont pas non plus rendu compte tout de suite. Même les entreprises n’en ont pas été toujours très conscientes. Pour beaucoup de chefs d’entreprise, encore maintenant, la France reste le pays de la bureaucratie d’Etat, du CDI très contraignant, de l’immobilisme salarial, du plan social obligatoire à partir de 10 salariés licenciés, etc. alors même que la précarisation du travail et la flexibilité des horaires se sont très fortement développées et que les salariés français sont parmi les plus productifs d’Europe.
Christian Laval : Pourquoi utilisez-vous cette notion d’esprit du capitalisme de préférence à celle de néolibéralisme ?
Luc Boltanski : Notre livre est écrit contre les fatalismes, c’est-à-dire que nous avons voulu rappeler que les hommes font leur histoire, et qu’aucune « cause externe » ne peut s’imposer sans rencontrer dans le tissu social de multiples relais. Aucune globalisation par exemple n’est possible si elle ne prend pas forme dans l’action de multiples personnes qui, travaillant localement à transformer les dispositifs, la font exister peu à peu. Le discours sur le néo-libéralisme nous apparaît comme une autre façon d’imputer nos maux à des choses qui nous dépassent, citoyens et travailleurs pris individuellement, et qui dépassent même les pouvoirs politiques nationaux . Ce sont en effet les plus grandes multinationales, dont la puissance échappe largement aux Etats pris individuellement, qui sont vues comme les premiers artisans du marché mondial et les meilleurs défenseurs du néo-libéralisme. Il ne s’agit pas pour nous de nier cette dimension qui est à l’évidence extrêmement importante, mais comment ne pas voir aussi que l’on n’a cessé de créer des nouvelles possibilités de contourner le droit du travail (or ce ne sont pas les multinationales qui font la politique de l’emploi ; même si le lobbying existe, il ne réussit pas à coup sûr), que les syndicats ont été largement aveugles à ces contournements (or ils ne sont pas non plus à la solde des multinationales), et que la génération 68 s’est engagée avec enthousiasme dans la réforme qui nous a amenés où nous sommes.
Eve Chiapello : La notion d’esprit du capitalisme insiste sur le fait que toute transformation en profondeur du capitalisme, hors période de cataclysmes bien sûr, suppose un accompagnement idéologique qui la rend possible en mobilisant l’enthousiasme de milliers de personnes qui s’y engagent de façon sincère et qui ne sont pas, il faut le souligner, totalement abusées ou manipulées par cette idéologie. Le néo-capitalisme a largement répondu à des demandes d’émancipation des hiérarchies et des bureaucraties. C’était le côté attrayant de la transformation. Les gens y ont cru fortement ; la transformation a été possible.
Tout rabattre sur le néo-libéralisme permet « a contrario » à la critique de jouer une extériorité absolue en se défaussant de toute responsabilité, voire même de toute implication autre que la protestation. C’est certes plus reposant pour la conscience de ressasser sans fin le leitmotiv de l’éternel retour du libéralisme, sous la forme d’un grand satan impassible dont la substance demeurerait immuable sous la diversité de ses avatars, mais on passe à côté de la contribution majeure de la critique aux changements récents. Il nous a en outre semblé plus réaliste et aussi plus utile, dans la perspective d’une relance de la lutte contre les inégalités, d’analyser dans le détail les transformations du capitalisme au cours des trente dernières années, en prenant ses transformations au sérieux. Disons, pour nous résumer, que le qualificatif de néo-libéralisme n’est pas forcément faux mais que, selon nous, il n’est pas le plus efficace.
Luc Boltanski : Il importe par ailleurs de se rendre compte que la thématique libérale ne s’est vraiment incorporée en France à l’esprit du capitalisme, c’est-à-dire à l’idéologie qui accompagne au quotidien l’engagement des personnes dans des situations concrètes de travail, que depuis très récemment. Le débarquement au cours de l’année 1999 de la thématique de la « nouvelle économie » venue des Etats-Unis, et plus particulièrement des « think tanks » démocrates américains, a été l’artisan d’une extrême montée en légitimité des thèmes libéraux. Y est mis l’accent sur la « valeur pour l’actionnaire » ou sur les « fonds de pension ». Nos analyses portent « a contrario », pour l’essentiel, sur la période 1965-1995. Or pour que ces thèmes néo-libéraux puissent être entendus en France, pays qui lui est très hostile traditionnellement, il a fallu d’abord qu’ait eu lieu, entre le milieu des années 1970 et la fin des années 80, le processus de mise en crise de la critique que nous décrivons dans notre livre ainsi que les reconfigurations du capitalisme qui l’ont accompagné et l’ont rendu possible. Les thèses libérales, sous la forme anglo-saxonne, ne mordent vraiment que depuis peu dans notre pays si bien qu’on ne peut regrouper l’ensemble du mouvement sous cet étendard.
Christian Laval : Dans quelle mesure le monde des projets, des réseaux, des connexions qui caractérise le nouveau capitalisme s’impose-t-il comme un modèle d’action universel, même à ceux qui voudraient résister ? Les services publics font-ils exception ou leur « modernisation » est-elle une forme spécifique de ce modèle ?
Eve Chiapello : la transformation peu à peu de toutes les bureaucraties hiérarchiques vers des formes organisationnelles plus souples, ce qui évidemment ne suppose pas nécessairement la privatisation, me semble être un processus, tout au mieux freinable, mais non arrêtable. Le succès de cette forme est évidemment lié à la disponibilité d’outils de communication à distance qui la rendent possible sans que le contrôle soit perdu. Le développement de l’informatique a ainsi permis de faire évoluer à la fois les formes de délivrance du service aux clients et les formes de travail dans un sens qui satisfait assez largement les consommateurs et une bonne part des salariés, mais aussi les responsables d’entreprises puisqu’ils y ont gagné en productivité sans avoir perdu le contrôle. On ne voit pas bien comment les services public pourraient rester longtemps à la traîne tout au moins en ce qui concerne leur interface avec les usagers car ceux-ci veulent être écoutés individuellement et avoir affaire à des personnes polyvalentes à même de prendre en charge l’ensemble de leur demande. Quant aux fonctionnaires, ils réclament également pour partie des parcours de carrière plus individualisés et une gestion quotidienne moins bureaucratique qui décourage l’initiative et limite leur intérêt au travail. La « modernisation » du service public pourrait être une belle occasion de redéfinir des statuts tout aussi protecteurs mais prenant en compte les nouvelles aspirations. Le statut de fonctionnaire a longtemps servi de modèle aux luttes du secteur privé, et cela pourrait être à nouveau le cas, sous réserve que les syndicats ne cantonnent pas leur action à camper sur les acquis.
Luc Boltanski : Quant à la forme que peuvent prendre les mouvements critiques dans le nouveau monde, il est évident qu’ils doivent pouvoir être beaucoup plus mobiles qu’auparavant. Car comment combattre avec des organisations hiérarchiques et planifiées au sommet, un procès capitaliste qui s’étend de façon décentralisée et réticulaire ? Par ailleurs, l’histoire montre que les mouvements critiques, parce qu’ils participent au même monde que les institutions qu’ils critiquent, en partagent de très nombreuses caractéristiques. Les syndicats et partis du deuxième esprit du capitalisme étaient coordonnés par la hiérarchie et la planification, étaient des mondes où les hommes dominaient sans partage, reléguant les femmes à l’exécution, ainsi que des mondes relativement autoritaires. Ils n’avaient rien à envier sur ce plan aux entreprises. Les mouvements critiques du 3ème esprit du capitalisme de même partageront avec le procès qu’ils critiquent de nombreuses caractéristiques : le réseau internet, des jeux d’alliances avec une nébuleuses d’autres organisations critiques, petites et grandes, en France et à l’étranger, une gestion en partie par projets, etc.
Christian Laval : Quel rapport faites-vous entre l’apparition de ce nouvel esprit du capitalisme et l’affaiblissement des défenses du monde du travail tel que vous l’analysez depuis la décennie 80 ?
La désyndicalisation, processus massif et cumulatif en France, est-elle due selon vous à l’incapacité des syndicats de s’adapter à la nouvelle donne ou bien à la pénétration du nouvel esprit du capitalisme dans le syndicalisme, ou à une combinaison des deux ?
Eve Chiapello : D’une part la nouvelle organisation du travail a permis de supprimer à peu près toute présence syndicale sur le terrain dans le secteur privé. La fermeture de grands bastions industriels, la redistribution des emplois dans des entreprises plus petites et de service non syndicalisées, la mobilité organisée de la main d’œuvre furent autant de sources de désyndicalisation. D’autre part, les nouveaux dispositifs d’enrichissement des tâches, de participation du personnel, d’individualisation des salaires, d’aménagement du temps de travail, etc. avaient le soutien d’une partie des salariés et se présentaient de façon ambiguë à la critique syndicale qui s’est trouvée en quelque sorte déboussolée, ne sachant que penser, et le sachant d’autant moins qu’aucun des outils théoriques dont elle disposait ne lui permettait de penser les évolutions en cours. La désyndicalisation est donc comme vous le soulignez un phénomène multi-causal : les transformations morphologiques du capitalisme ont déraciné pour partie le syndicalisme mais celui-ci s’est également laissé pénétré par l’attrait du nouvel esprit du capitalisme sans avoir la possibilité d’en critiquer en même temps les effets destructeurs qui n’étaient d’ailleurs pas visibles a priori.
Luc Boltanski : La difficulté du travail critique est qu’il est le plus souvent en retard sur les transformations du capitalisme, ce que nous appelons ses « déplacements ». Ceux-ci se font sans publicité, sont locaux, se présentent comme des aménagements singuliers liés à des conditions particulières bien que leur accumulation finisse par changer la face du monde. De ce fait, ils sont faciles à réaliser. La critique, elle, doit mettre en forme ce qui s’est passé et pour être crédible dépasser le cadre des événements singuliers. C’est à elle que revient la charge de la preuve, de la mise en série et il est dans l’ordre des choses que ses cadres d’analyse soient sans arrêt menacés de péremption. Il faut le savoir et intégrer dans les devoirs de la critique celui de se remettre en cause régulièrement.
Christian Laval : Le fait que, depuis 1995, il y ait eu davantage centration sur des causes spécifiques que mouvement d’ensemble, action des associations plutôt que des syndicats, vous semble-t-il s’inscrire dans ce processus d’affaiblissement ou témoigner au contraire de l’apparition de nouvelles formes du mouvement social ?
6 bis) Voyez-vous une possibilité de solution (formes d’organisation ? thèmes revendicatifs ?)
Luc Boltanski : Dans le chapitre 6 consacré à la relance de la critique sociale, nous analysons les formes du réveil de la critique sociale depuis 1995 comme étant de nouvelles formes, plus en phase avec le nouveau monde connexionniste que ne l’était l’ancien syndicalisme.
Quant aux tâches auxquelles doit s’atteler cette critique, nous pensons qu’une toute prioritaire est de penser de nouveaux dispositifs qui permettront d’introduire plus de justice et de sécurité dans le néo-capitalisme. Or, nous l’avons vu, celui-ci fonctionne en réseau. Il faut donc trouver des mécanismes qui vont permettre de réguler un monde en réseau et ceux-ci sont forcément différents de ceux qui étaient efficaces dans un monde hiérarchique. Ce que nous appelons la “ cité par projets ” renvoie à un tel travail et se présente comme un ensemble de contraintes qui pourraient peser sur le réseau.
Eve Chiapello : Nous avons par ailleurs rassemblé dans le même chapitre 6 un certain nombre d’idées lancées dans l’espace public qui nous semblent aller dans le sens d’un accroissement de la sécurité et de la justice dans le capitalisme actuel. Cette section prouve que la critique n’est pas démunie de propositions et d’idées, même si de nombreuses peuvent encore apparaître aujourd’hui irréalistes ou peu abouties. Un exemple : dans la littérature de management que nous avons étudiée, les auteurs évoquent souvent une nouvelle forme de justice dont le mot clé est “ l’employabilité ”. Selon eux, la mobilité du travail est juste si les personnes peuvent améliorer leur employabilité à chaque nouveau “ projet ”. Prenons-les donc au mot et faisons au moins en sorte que ce ne soit pas parole en l’air.
Luc Boltanski : Cette section de notre ouvrage était une autre façon de combattre le fatalisme ambiant car on a trop souvent l’impression qu’il n’y a pas d’alternatives aux politiques menées alors qu’il existe plein de petites marges de manœuvre. Nous avons montré dans les chapitres précédents comment l’ancien monde s’était défait, non sous le coup d’un grand événement et d’une cause unique, mais sous l’effet d’un amoncellement de micro-changements, différents en outre selon les pays. Il ne faut donc pas être trop inquiets de ne pas avoir la réponse unique à tous les problèmes du monde, car on ne sait pas, avant de commencer une lutte, ce qui est destiné à demeurer une proposition locale et partielle ou à prendre une extension beaucoup plus large. L’important est de ne jamais laisser passer une occasion de soumettre à la critique les injustices ou les absurdités qui se présentent sous nos yeux dans les situations concrètes où nous sommes insérés.
Christian Laval : Un mouvement social semble avoir besoin d’une perspective dans un avenir raisonnable. Comment peut-il encore se développer dans un mode « connexionniste » où les individus ont de plus en plus de mal à se projeter dans un avenir quelconque ? Sommes-nous condamnés à des mouvements sporadiques et de proximité, sans extension ou généralisation possible ?
Eve Chiapello : On peut penser que cette incapacité à se projeter dans l’avenir que vous évoquez, qui est un vrai signe d’anomie de notre société, est d’autant plus forte que les dispositifs de justice et de sécurité du monde connexionniste sont quasiment inexistants. Comme nous l’expliquons lorsque nous évoquons la nature de l’exploitation en réseau, la mobilité du grand, source d’épanouissement et de profit, est exactement à l’opposé de celle du petit qui n’est qu’appauvrissement et précarité. Ou, pour reprendre l’une de nos formules, la mobilité de l’exploiteur a pour contrepartie la flexibilité de l’exploité.
Or, il est évident que cette mobilité forcée, en sapant les formes les plus élémentaires de sécurité handicape aussi fortement le mouvement social dans lequel les personnes peinent à s’investir. Il nous semble donc qu’une perspective raisonnable pourrait être justement de travailler à la construction d’une nouvelle forme de « statut » donnant la sécurité sans ignorer pour autant le nouvel impératif de mobilité. Celle-ci devrait toujours s’accompagner des conditions qui la rendent vivable. En outre le rythme de ces mobilités et les enjeux pour les personnes devraient être très soigneusement étudiés.
Décembre 2000