La nature du modèle libéral ne saurait être comprise sans une mise en perspective historique. Quelle est la différence entre la conception républicaine civique de la citoyenneté et la conception libérale ? Qu’apporte une troisième conception qui est celle du républicanisme politique ?
Citoyenneté libérale et citoyenneté républicaine : une tentative de conciliation par Alain Policar
On présente souvent la conception républicaine de la citoyenneté comme une vision fortement différente de la conception libérale. Cette approche n’est pas dénuée de pertinence : il y a en effet entre le républicanisme civique et le libéralisme politique une opposition frontale qui rend irréaliste toute perspective de conciliation. L’essentiel du débat porte sur la meilleure façon de garantir la liberté politique. Je chercherai donc ici, dans un premier temps, à montrer ce qui sépare, idéaltypiquement, la conception républicaine civique de la citoyenneté de la conception libérale. Néanmoins il existe une autre approche républicaine, que l’on désigne généralement sous le nom de républicanisme politique, qui est non seulement conciliable avec le libéralisme (ou, du moins, une forme de celui-ci) mais qui, à mon sens, contribue fortement à l’enrichir.
La nature du modèle libéral ne saurait être comprise sans une mise en perspective historique. Si l’on définit, dans la perspective de Bodin, le citoyen comme « une personne jouissant de la liberté commune et de la protection de l’autorité », il est indéniable que le libéralisme moderne peut être décrit comme la généralisation de ce point de vue. Comme le note Michael Walzer, « avoir part à la “liberté commune” revient à être protégé contre différentes sortes de dangers, qu’ils viennent d’autres citoyens ou des autorités elles-mêmes. Il s’agit d’être en sécurité quant à sa vie physique (Hobbes), dans sa famille ou chez soi (Bodin et Montesquieu) ou concernant sa conscience et sa propriété (Locke) » (Walzer, 1997, p. 127). L’insistance sur la protection indique la primauté de ce qui en est l’objet, à savoir la sphère privée.
On mesure ce qui sépare cette conception, privilégiant une citoyenneté passive, du républicanisme athénien. Ce dernier décrit la citoyenneté comme une responsabilité et non exclusivement comme un ensemble de droits. Dans la cité grecque, l’identité citoyenne prime sur toutes les autres identités.
Cette question centrale de la participation, à l’origine de la référence appuyée des républicains civiques contemporains au modèle grec, doit être approfondie. Il paraît, en premier lieu, difficile de considérer la participation comme une valeur partagée par la majorité des citoyens. Il semble bien que seuls les plus fortunés d’entre eux aient eu une véritable activité politique. En outre, la citoyenneté est acquise par la naissance : étrangers, métèques, esclaves et femmes en sont exclus. Aussi la cité grecque est-elle restée fermée, prisonnière d’une conception que, dans le vocabulaire contemporain, nous dirions ethnique.
L’exemple romain permet de montrer les limites, dès qu’augmente le volume de la population, du modèle grec. On sait qu’à cette citoyenneté appartenant aux seuls membres de la cité, Rome a substitué une conception juridique. Le citoyen romain est celui qui dispose de droits politiques parmi lesquels le droit de vote et celui d’être élu, et de droits civils et personnels dont le droit de contracter un mariage légitime, celui de conclure des actes juridiques ou encore d’intenter une action judiciaire. Il n’est pas inutile de noter que, depuis l’édit de Caracalla en 212, les étrangers peuvent, à condition d’être libres (les pérégrins, bénéficiaires de la civitatis donatio), devenir citoyens. Cette extension, si elle ne transforma pas la définition formelle de la citoyenneté, modifia les réalités concrètes. Le citoyen, surtout préoccupé par ses affaires personnelles, était souvent indifférent à la chose publique. Il était beaucoup plus un homme bénéficiant de la protection de la loi que quelqu’un prenant part à son élaboration. Il était donc facile d’étendre cette conception à une population vaste et n’ayant pas, contrairement à la cité grecque, d’histoire commune. Il est aisé de voir la filiation entre cette conception impériale et celle en vigueur dans la plupart des États démocratiques modernes.
La distinction idéal-typique entre citoyenneté active et citoyenneté statutaire n’est cependant pas le reflet fidèle de la réalité des pratiques. De même que l’Antiquité grecque s’accommodait de citoyens passifs et de non-citoyens, les États démocratiques contemporains connaissent des citoyens engagés pour lesquels une « démocratie forte » (Benjamin Barber) suppose un activisme politique. Nous sommes là au cœur des controverses entre libéralisme et républicanisme. Non que l’on ne puisse s’entendre sur la nécessité de défendre les valeurs communes par l’engagement citoyen. Le débat est ailleurs : l’attachement aux vertus civiques doit-il être considéré comme le bien suprême ou est-il seulement le meilleur moyen de défendre la liberté du citoyen ?
Le choix de la première branche de l’alternative caractérise le républicanisme civique. Celui-ci s’oppose fermement à une citoyenneté réduite à un statut juridico-politique et affirme la thèse selon laquelle être citoyen, c’est agir avec les autres en vue du bien, c’est-à-dire participer à la souveraineté, contrôler l’autorité politique et non se contenter de préserver notre indépendance privée. Ce faisant, il met l’accent sur l’appartenance à une communauté historique. En effet, ce qui permet à la vertu civique de s’exprimer, c’est l’identification des citoyens à des valeurs qui sont celles d’une culture particulière et non exclusivement des valeurs universalistes. La liberté se confond donc avec l’activité citoyenne : les fins personnelles de chacun ne se distinguent pas des fins de la cité. Dans le contexte français, ce républicanisme néo-athénien est largement inspiré des travaux d’Hannah Arendt. Le républicanisme d’Arendt porte l’accent sur l’identité entre vie civique et liberté. L’enjeu de la pensée politique consiste, selon elle, dans la filiation d’Aristote, à explorer le lien qui s’est perdu dans l’histoire de la modernité entre liberté et activité politique. L’expérience du totalitarisme a conforté la thèse, souvent dite libérale, selon laquelle la liberté se conçoit essentiellement comme une liberté personnelle dont jouit l’individu soustrait au regard des institutions politiques et des lois, une liberté par conséquent enfermée dans la sphère privée. C’est exactement cette idée que plus l’espace politique est limité, plus est grande la liberté des individus que conteste Arendt. Pour elle, la liberté de l’homme n’est pas seulement augmentée par une participation à la vie de la cité, elle est tout entière contenue dans cette activité : si l’homme a pour ambition d’éprouver sa liberté dans ses actions, il ne peut le faire qu’à travers l’action politique.
Une telle conception présente bien des attraits. Mais elle néglige le fait que « la citoyenneté est de moins en moins l’identité première ou la passion brûlante d’hommes et de femmes qui vivent dans des sociétés complexes et hautement différenciées, où la politique fait face à la concurrence – en temps et en attention – de la classe sociale, de l’ethnicité, de la religion et de la famille, et où ces quatre composantes ne rassemblent pas les gens mais les séparent plutôt, les divisent » (Walzer, 1997, p. 130). Il existe, en outre, de bonnes raisons d’être circonspect face à l’enthousiasme républicain pour l’activisme civique, car, paradoxalement, « la citoyenneté démocratique idéale ne séduit pas ceux qu’elle est censée favoriser » (Shklar, 1991, p. 21-22).
Le libéralisme politique prend acte de ces réalités concrètes. Il ne renonce cependant pas à étendre la responsabilité civique en tant que moyen de défendre la liberté politique. En effet, au cours des années 1980 et, plus clairement encore, en 2001 dans La Justice comme équité : une reformulation, John Rawls, idéal-type du philosophe libéral, a cherché à montrer qu’il n’était nullement question d’ignorer, dans sa conception de la liberté de la personne, toute l’importance de la participation à une société conçue comme un système de coopération équitable. Dans une telle société, les citoyens raisonnables ne sauraient s’abstenir de promouvoir une conception du bien et, dès lors, d’attribuer une valeur à des institutions qui garantissent l’existence de la liberté politique. Au sein d’un État libre, la liberté « consiste à se consacrer à une conception du bien dans le cadre d’un idéal de relations sociales défini par l’équité » (Guillarme, 2004, p. 140). Il est, dès lors, possible de considérer Rawls, à la suite de Bertrand Guillarme, comme un républicain libéral (ou, à notre sens, plutôt comme un libéral républicain), ce qui donne de la consistance à l’idée que le républicanisme contemporain, loin d’être une alternative au libéralisme, n’en constitue qu’une inflexion.
Il existe une autre ligne argumentative en faveur de la thèse de la conciliation. Elle suppose une lecture hétérodoxe de la notion de neutralité de l’Etat, notion au cœur de la défense libérale du pluralisme politique.
On présente le plus souvent la neutralité de l’Etat comme une conception anti-perfectionniste. Il y a de bonnes raisons en faveur de cette hypothèse. La plus importante est que le perfectionnisme politique, parce qu’il implique la promotion par l’État d’une conception du bien ou des idéaux controversés d’un groupe particulier, présuppose la supériorité de celle-là ou de ceux-ci. On en déduit que protéger certains biens ou certaines pratiques conduit à favoriser certaines conceptions du bien et à en défavoriser d’autres. On peut considérer que certains républicains, par le prix qu’ils accordent à la vertu civique, souscrivent largement au perfectionnisme.
Le libéral est-il cependant condamné à s’abstenir de justifier des décisions en faveur de la protection de certains biens ou de certaines pratiques (même si, bien évidemment, dans ma vie personnelle je suis en droit d’accorder une plus grande valeur morale à des pratiques qu’à d’autres) ? Une politique de soutien à la lecture ne peut-elle être justifiée, non parce qu’elle serait intrinsèquement bonne, c’est-à-dire en déclarant que lire est meilleur que regarder TF1, mais parce qu’elle constitue une condition nécessaire de l’exercice des droits du citoyen ? Bref, la neutralité exige-t-elle de l’Etat qu’il reste aveugle par rapport à tout jugement de valeur, ou bien seulement par rapport à certains d’entre eux ? Ne peut-on défendre simultanément la neutralité de l’Etat et le perfectionnisme ?
P. da Silveira a proposé de nommer perfectionnisme modeste cette tentative de conciliation : « Elle est perfectionniste dans le sens où elle accorde une certaine place aux jugements de valeur dans la discussion publique, mais elle reste modeste dans le sens où elle ne défend aucun standard de valeur indépendant du jugement des individus » (da Silveira, 1996, p. 244.) Si cette conception perfectionniste modeste est plus faible que la conception anti-perfectionniste, elle reste toujours une conception de la neutralité. En effet, elle se distingue radicalement du perfectionnisme pour trois raisons principales : « D ’abord, elle rejette la thèse affirmant la supériorité intrinsèque de certains individus par rapport aux autres. Ensuite elle rejette la thèse affirmant la supériorité intrinsèque de certaines conceptions du bien (et des formes de vie qui leur sont associées) par rapport aux autres. Enfin, elle rejette la thèse affirmant qu’il y a un bien commun (ou un ensemble de biens) partagé par tous les membres de la société » (ibid., p. 249.) En affirmant qu’il existe des biens qui peuvent être reconnus comme partagés par les membres d’une société pluraliste, et que ces biens peuvent être protégés par l’État, la conception perfectionniste modeste reste donc toujours une conception de la neutralité de l’État, ce dernier n’étant autorisé à agir de façon différente envers les membres de deux groupes A et B, « que s’il peut faire appel à des considérations de justice ou à la protection des biens ou des pratiques reconnus comme partagés » (ibid., p. 250).
On peut, à la suite de da Silveira, se demander si les interrogations présentes sur le concept de neutralité ne sont pas dues à ce que « nos théories sur la neutralité ont été bâties sur une base anti-perfectionniste, tandis que les pratiques que nous demandons aux responsables publics sont fondées sur une sensibilité perfectionniste modeste plus au moins explicite » (ibid., p. 251).
Le libéralisme politique serait certainement mieux armé face aux critiques républicaines ou communautariennes s’il assumait son perfectionnisme. Alors qu’il lui est fréquemment reproché de se focaliser sur l’intégrité de l’individu et, dès lors, de négliger l’impact des injustices politiques résultant de l’inaction publique, il se donnerait les outils idéologiques lui permettant d’être à la hauteur de son projet d’émancipation. La politique libérale serait ainsi fondée à épouser le point de vue des victimes suivant la recommandation de Judith Shklar. Celle-ci, dans Liberalism of Fear (1998), nous invite à faire l’inventaire des passions politiques négatives (la cruauté, la crainte, les atteintes à l’estime de soi) qui déstabilisent les sociétés libérales et à chercher ce qui alimente ces passions. Elle contribue ainsi à dessiner les contours d’un renouvellement du libéralisme. Dans cette perspective, elle porte un regard attentif à une sphère souvent négligée, celle du travail. La citoyenneté, en effet, ne saurait se réduire à l’exercice des libertés publiques : elle implique également un droit au travail effectif, bien que, notons-le, « ce qui importe n’est pas le travail en tant que tel mais plutôt les gains et l’indépendance qu’il confère » (Shklar, 1991, p. 125). La garantie d’un travail décent apparaît, dès lors, comme une nécessité politique pour acquérir reconnaissance sociale et respect de soi. C’est pourquoi l’aide publique n’est pas accessoire mais, au contraire, essentielle au fonctionnement de l’État libéral dont le but est de limiter les rapports de domination et de permettre l’autonomie individuelle.
BIBLIOGRAPHIE
DA SILVEIRA P., « Deux conceptions de la neutralité de l’Etat », Philosophiques, vol. 23, n° 2, 1996, p. 227-251.
GUILLARME B., « Le républicanisme libéral de John Rawls », in Audard C. (dir.), John Rawls. Politique et métaphysique, Paris, PUF, 2004, p. 119-140.
SHKLAR J., La Citoyenneté américaine. La quête de l’intégration (1991), Paris, Calmann-Lévy, 1991.
SHKLAR J., « Liberalism of Fear » in Hoffmann S. (ed.), Political Thought and Political Thinkers, University of Chicago Press, 1998.
WALZER M., « Communauté, citoyenneté et jouissance des droits », Esprit, no 3-4, mars-avril 1997, p. 122-131.