La grande revanche des possédants
Par Christian Laval
La nouvelle norme libérale de mise en concurrence généralisée des économies a conduit à un accroissement rapide des inégalités entre les classes sociales, que l’on peut observer dans tous les domaines : ceux des revenus et des patrimoines, mais également dans les conditions de vie, dans la scolarité, dans la santé. Ce phénomène est particulièrement marqué dans les pays pionniers de la politique néolibérale, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, érigés en modèles par les classes dominantes des autres nations. Cette nouvelle polarisation sociale à l’intérieur de chaque pays est une objection à la thèse optimiste du « trickle down effect » selon laquelle l’enrichissement des plus riches conduirait ipso facto à l’amélioration du sort des plus pauvres. Cette supposition, à la base de la justification de la mondialisation des flux financiers et commerciaux , est démentie par les études maintenant bien documentées qui montrent que les fractions les plus riches de la population des pays dominants et émergents se sont enrichis très rapidement aux dépens des fractions les plus pauvres. Ce qui est vrai des inégalités internes à chaque pays l’est également au niveau international. Entre 1960 et 2000, la part du revenu mondial qui va aux 20 % les plus riches de la population est passée de 70 à 90 % et celle qui va aux 20 % les plus pauvres a baissé de 2,3 % à 1 %. Les deux dernières décennies du XXème siècle ont été marquées par un renversement radical des tendances à l’égalisation des revenus et des conditions de vie, liées aux dispositifs de l’État social. Aux États-Unis, la part du revenu national accaparée par les 1% et les 10% les plus riches est supérieure en 2006 à ce qu’elle était en 1917. Il en va de même dans les pays déjà très inégalitaires comme la Grande-Bretagne mais aussi dans des pays attachés à des valeurs égalitaires. En France, la part des 10 % des hauts revenus avait régressé jusqu’en 1982 ; depuis elle n’a pratiquement pas cessé d’augmenter. Ce sont surtout les très hauts revenus qui ont le plus rapidement augmenté, tandis que les minima sociaux voyaient leur niveau relatif décrocher . Tout se passe donc comme si la période néolibérale avait conduit à un accaparement de l’essentiel des nouvelles ressources dégagées par la croissance par une infime partie de la population de 1993 à 2006, le revenu des 99 % d’Américains les moins riches a progressé six fois moins vite que celui du 1% d’Américains les plus riches.
Parmi les multiples explications, l’exposition à la concurrence mondiale des couches sociales les moins qualifiées a sans doute joué un rôle non négligeable. Ceux que Robert Reich appelle les « travailleurs routiniers » et les personnels de service sont fragilisés par l’offre abondante de travail peu rémunéré des pays pauvres. Mais cet effet est loin d’être mécanique. Certains pays très ouverts sur l’extérieur, comme la Suède, ont été moins touchés par la montée des inégalités internes. On ne saurait donc oublier le rôle des politiques menées aussi bien par la droite que par la gauche qui ont utilisé la mondialisation comme un levier autorisant cette polarisation sociale. Les politiques fiscales menées depuis les années 80 ont allégé la progressivité de l’impôt sur le revenu, diminué les taux d’imposition sur les sociétés, réduit, voire annulé comme l’a fait G.W.Bush en 2002, l’impôt sur les successions. La compétition fiscale des États pour attirer ou retenir les capitaux et les « grosses fortunes » a conduit à une généralisation de ces politiques favorables à la concentration des revenus et des patrimoines. Les impôts n’ont pas baissé également pour tous. Ils se sont plutôt reportés sur le facteur travail, beaucoup moins mobile que le capital.
A ces politiques fiscales se sont ajouté dans les années 80 des politiques de revenus « d’austérité » visant à désindexer les salaires de l’inflation, conduisant ainsi à un ralentissement ou à une dégradation du pouvoir d’achat. Certaines catégories ont été ainsi particulièrement pénalisé lorsqu’elles ont été touchées doublement par cette désindexation et par la volonté de réduire les prélèvements obligatoires sur les plus riches et les dépenses publiques, comme ce fut le cas aussi bien des bénéficiaires de minima sociaux que des fonctionnaires, accusés d’être des privilégiés. Il ne faut pas non plus oublier des politiques de l’emploi qui ont affaibli les protections légales dont bénéficiaient les salariés les plus modestes et qui ont permis de développer emplois précaires et temps partiels, dans un contexte de chômage chronique. Pour ce qui est du capital, les politiques menées lui ont été à l’inverse très favorables. Les revenus du capital ont ainsi bénéficié de meilleures conditions de rentabilité, la libre circulation du capital permettant de mettre en concurrence les politiques elles-mêmes.
Comme l’a souligné David Harvey, la discipline monétariste et fiscale a été un moyen particulièrement efficace d’imposer en deux décennies une brutale redistribution des revenus et des fortunes favorables aux détenteurs du capital et aux cadres du privé disposant de rémunérations élevées . En France , entre le début des années 80 et le début du XXIème siècle, la part des salaires dans le revenu national a baissé d’environ dix points. Mais ceci cache l’accroissement considérable des écarts entre salariés eux-mêmes. Le phénomène est mondial. Partout une mince oligarchie de possédants a vu ses richesses et son pouvoir croître de façon accélérée et considérable. Les exemples de la Russie et de la Chine sont à cet égard particulièrement parlants. Ce qui fait dire à certains analystes que nous « revenons » à une concentration des fortunes dignes du XIXème siècle. Comme l’écrit Thomas Piketty, « si l’on revient à une fiscalité du XIXème sicèle, alors il est fort probable que ‘on revienne à des inégalités du XIXème siècle » .
Cette inversion des tendances historiques traduit une modification des rapports de force entre les classes sociales. Le virage néolibéral des années 80 a commencé par une volonté délibérée des gouvernants d’affaiblir le « pouvoir syndical » et de remettre en cause les bases et les procédures du compromis social typique de la période fordiste.Entre 1979 et 1998, le Royaume-Uni a connu au moins neuf législations destinées à limiter la liberté d’action des syndicats, tandis qu’aux Etats-Unis de grandes campagnes menées par les employeurs visaient à « désyndicaliser » les entreprises , particulièrement dans le domaine des services .
L’affaiblissement des organisations de salariés, plus ou moins accentué selon les pays, a facilité l’imposition de normes de rentabilité très élevées profitant à la fraction étroite de la population possédant l’essentiel des valeurs mobilières. Le ralentissement de la hausse des salaires réels moyens, le décrochage des évolutions des revenus salariaux par rapport aux gains de productivité constituent une caractéristique du nouveau régime de croissance tirée par la finance. Le développement des grandes entreprises, les profits réalisés, les gains boursiers, sont moins dépendants qu’avant de la conjoncture nationale.
Une bourgeoisie beaucoup plus riche et puissante développe de nouvelles stratégies de pouvoir. Par un double mouvement de fermeture sur elle-même et de déploiement médiatique de ses valeurs, elle accroît son emprise sur les ressources et les esprits en disqualifiant la contestation sociale et politique. Développant « l’entre soi » dans des quartiers réservés, dans des établissements scolaires, les lieux de loisir, les établissements de santé et de retraite , la bourgeoisie se donne à voir à travers des médias complaisants et répand l’envie dans les autres classes d’accéder aux mêmes jouissances. La « peopolisation » de la vie publique, la valorisation jusqu’à l’obscénité de la réussite matérielle, l’aspiration de nombreux jeunes à rejoindre les cohortes de managers, de juristes d’affaires et de financiers, tout un ensemble de signes indique que les « valeurs » les plus cyniques d’une bourgeoisie décomplexée ont gagné en légitimité bien au-delà des milieux étroits et interconnectés du patronat, du management et de la haute administration. La nouvelle classe dominante a donc à la fois renforcé sa cohésion et élargi sa base autour des logiques financières qui dominent la gestion des entreprises, phénomène qui a pour symbole les stock-options, et elle a accru son rayonnement social par l’effet puissant des médias de masse et surtout de la télévision. Elle a également bénéficié de plus grandes facilités de circulation au niveau international, constituant des réseaux et des alliances qui confortent son emprise sur la mondialisation, portant et diffusant les valeurs de l’efficacité managériale communes aux élites occidentales, bénéficiant d’une formation homogène préparant les nouvelles générations à la gouvernance mondiale à travers le modèle des business schools, dénigrant systématiquement, par le biais des médias qu’elle contrôle ou qu’elle influence, les archaïsmes nationaux et les « droits acquis » des salariés .
Tandis que la bourgeoisie pouvait nouer des liens internationaux, mobiliser une information très spécialisée sur les opportunités de profit, et renforcer son pouvoir sur les flux de capitaux, les travailleurs restaient « cloués au sol », incapables de s’organiser sur un plan international, fragilisés par l’absence d’un droit du travail international, le dumping salarial et les délocalisations. La mondialisation si elle valorise les atouts internationaux de ceux qui peuvent voyager, étudier à l’étranger, nouer des relations et des alliances, dévalorise relativement les expériences et les existences purement locales et nationales. Mais surtout, si elle accroît le pouvoir des élites les plus mobiles, elle diminue celui des travailleurs mis en concurrence entre eux. Plus encore que l’effet direct, c’est la menace sourde et, parfois, le chantage explicite portant sur l’emploi qui inhibent toute réaction efficace des salariés, affaiblissent les statuts professionnels, bloquent les progressions salariales. La mise en concurrence d’usines appartenant au même groupe mais localisées dans des pays aux niveaux de revenus différents est devenue un moyen de mise au pas efficace de la force de travail.
La polarisation sociale croissante est le produit d’une modification des forces en présence. Alors que les rapports de force se constituent de plus en plus sur le plan mondial, le fractionnement national des droits nationaux et des organisations syndicales est en lui-même un facteur de faiblesse des salariés. L’internationalisme pratique de la bourgeoisie, dont l’illustration spectaculaire est le Forum économique mondial de Davos, n’a cessé de se renforcer depuis la fin des années 1980 pendant que le système communiste mondial (États, partis, relais sociaux et culturels des partis) achevait de se déliter. Pendant que la gauche néolibérale déçoit régulièrement tous ceux qui croient encore une alternative possible à la nouvelle droite dans le cadre du « bi-partisme de fait », l’altermondialisme apparaît comme une nouvelle force politique mondiale depuis la fin des années 1990. Cette nouvelle force est cependant encore très loin de compenser l’effondrement de la représentation ouvrière, d’autant que son impact sur les classes populaires, largement captées sur le plan électoral par le discours populiste et xénophobe, reste marginal.
Sous cet angle, la mise en pratique de la nouvelle norme de concurrence généralisée a eu plusieurs effets combinés : elle a contribué à la polarisation sociale en faveur des groupes les plus riches, au renversement du rapport de forces entre classes sociales, et, plus décisivement, à l’affaiblissement des forces traditionnelles de résistance à la domination capitaliste.