« Je lutte des classes » !
Résistances et contre-conduites sous le néolibéralisme
Paru dans l’Humanité Dimanche 7 octobre n°231
Deux à trois millions de manifestants dans la rue d’un côté, un gouvernement inflexible qui persévère dans son refus de négocier sa « réforme » des retraites de l’autre. Bien stupide qui conclurait de ce saisissant face-à-face que toute résistance serait vaine, toute lutte vouée à l’échec. C’est tout le contraire. Il n’est de pouvoir qui ne soit confronté à des pratiques qui le mettent, au moins partiellement, en échec. Mais il est vrai aussi que les pratiques de lutte, comme les organisations qui les mènent ou les soutiennent, ne sont pas nécessairement en phase avec des formes d’assujettissement qui ne cessent de se modifier et, souvent, de se raffiner. Il importe donc de ne pas faire comme si le capitalisme n’avait jamais changé, comme si l’État ne se transformait pas, comme si l’exercice du pouvoir était resté le même. Prendre acte des ruptures dans les formes de pouvoir, c’est se donner les moyens de les combattre.
Le grand ressort du gouvernement des hommes n’est plus aujourd’hui le commandement direct des puissants, ni même le travail de persuasion idéologique des détenteurs de la parole légitime, c’est bien davantage ce que Michel Foucault appelait la « conduite des conduites », soit une manière oblique et indirecte de guider le comportement des individus en les mettant dans des situations où leur intérêt personnel est sollicité pour les orienter vers des choix supposés « libres ». Non seulement ce type de pouvoir qui modèle les conditions de l’action fait agir selon la norme, mais il conduit chacun en agissant à renforcer les conditions mêmes qui le contraignent. À accepter d’entrer par exemple en concurrence avec mon collègue, je contribue à forger mes chaînes. Bentham au XVIIIe siècle est sans doute le grand pionnier de l’analyse de cette forme d’exercice du pouvoir, mais c’est curieusement à Rousseau que l’on doit dans l’Émile la formule la mieux frappée : « Il n’y a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. »
La généralisation de la concurrence à toutes les relations sociales, l’extension de la logique de marché à toutes les sphères d’activité jusque dans le fonctionnement des institutions publiques, la transformation des citoyens et des usagers en « consommateurs » de services concurrents des autres, voilà à quoi œuvrent les dispositifs de pouvoir mis en place par les gouvernements néolibéraux. Les techniques d’évaluation à partir d’objectifs quantifiés, de punitions et de récompenses en fonction du « résultat » et du « mérite », n’ont en effet rien de naturel, elles visent avant tout à agir sur les subjectivités en transplantant partout un système analogue à celui du marché qui permettrait aux individus de se comparer entre eux et de mieux mesurer leur propre « valeur ». Toutes procèdent d’une méfiance de principe envers des individus qui sont censés n’agir qu’en vue de leur intérêt égoïste. Toutes s’ingénient à les isoler, à les mettre sous tension, à les dresser les uns contre les autres, de manière à sanctionner les « bras cassés », les « paresseux » et autres « pauvres imméritants », comme disait cet adepte du « darwinisme social » qu’était Herbert Spencer. Le « nouveau management public » transpose aujourd’hui dans le public ces techniques qui ont d’abord fait leurs preuves dans le privé en œuvrant à détruire les collectifs de travail et en soumettant les salariés à des formes de pression toujours plus dures. Ce sera bientôt le tour des fonctionnaires de subir les infantilisants « entretiens individuels » avec des examinateurs dépendant de véritables « DRH » . Le tryptique « objectifs quantifiés, évaluation individualisée, primes au mérite » commence déjà de s’appliquer de façon autoritaire et verticale jusque dans les écoles maternelles et primaires enjointes de s’engager par « contrats d’objectifs » à améliorer les résultats aux tests scolaires. Et malheur à celles et à ceux qui dévient des « règles du jeu », manquent à la rationalité compétitive, troublent la sécurité des échanges : les insupportables dérangeurs de l’ordre de la performance doivent être surveillés, enfermés, expulsés, sans pitié ni faiblesse.
C’est précisément cette façon de « discipliner » les individus par leur mise en concurrence que doit déjouer aujourd’hui la lutte. En d’autres termes, son objectif doit être d’enrayer et de bloquer pratiquement la logique disciplinaire qui fait de chacun l’ennemi de son collègue et de son voisin, et partant, qui fait de chacun son propre ennemi. Bien entendu, l’action organisée, syndicale et politique, est plus que jamais nécessaire pour faire partout obstacle à la mise en œuvre des réformes néolibérales. Il faut dire à cet égard que le grand drame de la sinistre période que nous vivons est le relais qu’a trouvé le néolibéralisme dans l’attitude de la gauche « gestionnaire » et du syndicalisme d’« accompagnement ».
Mais les dispositifs actuels de pouvoir ne sont pas seulement portés par la législation et les conventions collectives entre « partenaires sociaux ». Ils relèvent plutôt, au niveau des activités de travail quotidiennes, du registre de la normalisation et sont soutenus par des arguments techniques d’efficacité. Ils continuent, accentuent et universalisent ce travail de façonnage de la force de travail que Marx avait remarquablement mis en évidence dans le Livre I du Capital. La lutte de classes ne saurait donc se borner à la lutte contre l’exploitation économique, elle doit aujourd’hui investir le terrain même où la logique disciplinaire produit ses plus terribles effets : celui des procédures de travail, des relations de surveillance entre niveaux hiérarchiques, des humiliantes séances d’entretien individuel, celui aussi des usages qui sont faits de techniques informatiques ou communicationnelles apparemment « neutres ». Il ne faut pas se laisser intimider par le chantage à la modernité ou à l’efficacité et combattre pied à pied les effets de pouvoir qui sont ainsi produits. Par exemple, les fils qui attachent insidieusement ou ouvertement les salariés à leur entreprise et les soumettent tant au regard inquisiteur de leur hiérarchie qu’au contrôle des « clients » se sont multipliés avec la téléphonie mobile et les « espaces numériques de travail ». C’est dire que l’action doit investir les enjeux immenses des normes et des techniques, les transformer en affaires « publiques » et en objets de combat.
Certes, ces dispositifs de mise en concurrence et de surveillance ont produit des effets de « servitude volontaire », de zèle conformiste, ou tout simplement de résignation et de peur qui ont affaibli les organisations et dégradé les liens. Ils ont engendré aussi des formes nouvelles de protestation, dont les plus dramatiques ont été les suicides sur les lieux de travail. Mais combien compte-t-on de maladies, reconnues ou non comme « professionnelles », combien de « dépressions », combien de refus subjectifs ou de manières dramatiquement individualisées de résistance que les sourds appareils statistiques sont bien en peine d’enregistrer faute de pouvoir entendre la parole singulière des salariés ? L’engagement désormais massif du monde psy contre le néolibéralisme, dont témoigne par exemple L’appel des appels, trouve là l’une de ses raisons. Mais combien d’actes de désobéissance, parfois aussi minuscules que nécessaires pour ceux qui en sont les sujets, sont accomplis chaque jour, combien de détournements de textes « débiles », de contournement de règles inapplicables, de transgressions de consignes absurdes, combien de gestes d’opposition et de ruse par lesquels les individus se mettent en travers du « bon ordre des choses » ? Si les systèmes d’incitation « au mérite » sont supposés mesurer l’implication personnelle des salariés dans la mise en œuvre de leur propre assujettissement, on ne mesure pas en revanche, parce que c’est l’immesurable même en dépit des efforts de quantification déployés, toute la « mauvaise volonté », toute l’inertie des comportements, la fuite mentale, la dérision et la « grève intérieure » par lesquels les sujets résistent à l’intensification des tâches et au redoublement des contrôles. Les « désobéisseurs » qui ont fait dernièrement leur apparition sur la scène sociale et politique portent au jour la prolifération sourde et invisible de tous les refus des sujets à participer à leur propre servitude. Mais on se tromperait à ranger trop vite ce mouvement dans les catégories anciennes de la « désobéissance civile » et de « l’objection de conscience », gestes ou postures qui invoquent la supériorité de la conscience morale sur les lois positives. Car nous sommes en réalité très loin de la « belle âme » qui refuse de se souiller au contact de l’action. La désobéissance pratiquée aujourd’hui est, au moins dans ses formes les plus radicales, l’amorce d’un soulèvement politique contre les normes. Elle relève en tout cas d’un acte éthique et politique sur le terrain des normes, qui consiste à refuser de se faire soi-même l’agent de son propre asservissement et de celui des autres. En ce sens, elle est de l’ordre de ce que Michel Foucault appelait une « contre-conduite » : soit un refus qui prend la forme d’une conduite opposant aux normes du pouvoir d’autres normes, par exemple opposant à la concurrence des individus la mise en commun des pratiques. Dès lors que la logique normative vise à fabriquer des subjectivités comptables et compétitives, coupables et consentantes, le champ entier des phénomènes subjectifs devient l’un des terrains privilégiés où se joue la lutte sociale. Aussi doit-on saluer la pertinence de la formule qui s’est répandue comme une traînée de poudre dans les dernières manifestations : « Je lutte des classes » ! Il serait fallacieux d’y lire, à la suite de certains commentateurs empressés, une proclamation d’« individualisme » se dissimulant derrière une incantation purement rhétorique visant à la résurrection nostalgique d’un passé révolu. Contrairement à ce que disait en 2007 Christine Lagarde , la lutte des classes ne relève pas de l’enseignement de l’histoire, pas plus qu’elle n’est une « lutte contre les autres ». Mais elle prend aujourd’hui la forme d’un refus de « se battre pour s’imposer soi-même » par la concurrence et la performance, selon une autre expression de la ministre de l’économie, ce qui n’est qu’une manière de nous inciter à « lutter contre les autres ». Utiliser la première personne du singulier pour décliner une lutte dont la dimension est nécessairement collective, ce n’est pas nier cette dimension, c’est indiquer que celle-ci ne saurait en aucun cas s’imposer d’en haut, comme si chacun était sommé de choisir entre des « blocs » dont les contours seraient déjà dessinés indépendamment de sa propre action à lui. Le « Je » de la formule exprime la conscience que le collectif ne se construira que par un engagement de la subjectivité individuelle dans l’action commune : en ce sens il témoigne, non certes de ce que la lutte des classes est une « idée neuve », mais assurément de ce que la lutte des classes est affaire de pratiques nouvelles.
Pierre DARDOT, Christian LAVAL