A propos de l’ouvrage d’Éric Maurin
La nouvelle question scolaire
Les bénéfices de la démocratisation
Le néolibéralisme de gauche à l’école
[1]
La nouvelle question [2]
Les bénéfices de la démocratisation
Par Guy Dreux
Institut de Recherches de la FSU
Il est des ouvrages qui intéressent autant par leur succès et leur réception que par leur contenu.
Il en est qui, à la faveur de quelques désorientations ou confusions du moment, sont lus avec
une sorte de bienveillance qui tranche avec les réflexions et arguments exposés. Il en est
même qui, critiquant une partie de la population, une profession ou un groupe particulier,
trouvent justement et étonnamment leurs meilleurs soutiens parmi ceux qu’ils mettent en
cause. L’ouvrage d’Eric Maurin, La nouvelle question scolaire, est de ceux-la.
Paru au second semestre 2007, l’ouvrage a connu un succès suffisant pour justifier son
actuelle réédition en format de poche1. La plupart des commentateurs n’ont pas manqué de
saluer la rigueur d’une démonstration qui prouve, contre de nombreuses voix actuelles, que la
démocratisation de l’enseignement a été et reste une bonne chose. Prenant le contre-pied des
lamentations à propos du déclin de l’école ou de l’échec du collège unique, Eric Maurin
oppose de nombreux travaux statistiques qui prouvent les « bénéfices » de la démocratisation
de l’enseignement, tant sur le plan social qu’individuel. Les « déclinologues » et les « élitistes »
exploitent à l’envi les thèmes de la baisse du niveau et de la dévalorisation des diplômes pour
mieux soutenir des politiques conservatrices voire réactionnaires qui entendent revenir sur des
objectifs jugés finalement inatteignables et irréalistes. Rien de tout cela n’est fondé, nous dit
Eric Maurin. Tout au contraire, l’enjeu actuel est de poursuivre ces efforts pour réaliser dans
un avenir proche une réelle démocratisation de l’enseignement supérieur, aussi bénéfique
pour les individus que nécessaire à l’économie française.
Ainsi présenté, on comprend que de nombreux « progressistes » se soient réjouit de telles
affirmations. Pour toutes celles et tous ceux qui, par profession ou conviction, sont attachés à
la défense d’une école pour tous, toujours plus ambitieuse et démocratique, l’ouvrage de
l’économiste Eric Maurin semble offrir de solides arguments à opposer aux tentations
conservatrices actuelles.
Pourtant, ce plaidoyer pour la démocratisation de l’enseignement repose sur des présupposés
théoriques qui relèvent d’une rhétorique très discutable et qui charrie son lot de concessions à
ce qu’Eric Maurin entend pourtant combattre : l’air du temps. Plus encore, la thèse de l’auteur
conduit tout droit à une domination de la logique financière sur l’enseignement qui, en ces
temps de crise générale de la finance, nous semble relever du contre sens complet. Aussi elle
1
Eric Maurin, économiste de l’EHESS, avait auparavant publié L’égalité des possibles (Seuil,
2002) et Le ghetto français (Seuil, 2004). La nouvelle question scolaire est actuellement
réédité dans la collection « Points » des éditions du Seuil. Nos références renvoient à cette
dernière édition.
en dit long sur la décomposition idéologique d’une certaine gauche en matière de politique
éducative.
La défense de la démocratisation contre vents et marées
L’analyse d’Eric Maurin s’inscrit dans un contexte qu’il juge défavorable. Souffle
actuellement, selon lui, un « vent mauvais » d’aristocratisme scolaire, fruit de l’association
objective des « élitistes et [des] malthusiens » (p.9) pour mettre fin à toute ambition de
démocratisation de l’enseignement. Ces questions sont d’autant plus préoccupantes que le
libéralisme, autre « vent mauvais », ne cesse de vouloir imposer ses solutions : « La dynamique
dont jouit aujourd’hui ce libéralisme idéologique est considérable. L’école elle-même
n’échappe pas au vent de remise en cause des institutions de l’Etat providence qui s’est levé
dans le sillage de la grande dépression des années 1970″ (p.263).
Face à ces menaçants courants d’opinion, le propos d’Eric Maurin a le mérite d’être clair. Il
défend avec sérieux et conviction l’ensemble des politiques de démocratisation de l’école
poursuivies depuis l’après Seconde Guerre mondiale. Parce que nous sous-estimons trop et
trop souvent l’inégalité du système ancien (p.16), nous ne percevons plus les effets positifs de
l’allongement de la scolarisation. Statistiques à l’appui, il affirme, en effet, que les diplômés
n’ont jamais cessé de bénéficier de leurs titres sur le marché du travail. Et ce, non seulement
en réduisant le risque d’être touchés par le chômage, c’est-à-dire en améliorant leur
employabilité, mais aussi, en leur permettant d’accéder à des niveaux de salaires plus élevés,
et ce même pour la période la plus récente (p.142). Le fameux objectif de 80% d’une
génération au niveau du bac, si souvent décrié, a produit suffisamment d’effets positifs pour
qu’il soit aujourd’hui encore défendu2 :
« En rapportant ce surcroît de rémunération au surcroît de diplômes obtenus par les
bénéficiaires de la réforme de l’enseignement, on peut établir que les formations
universitaires dispensées à la fin des années 1980 ont accru les rémunérations en moyenne de
50%. Les nouvelles qualifications ne sont pas simplement un passeport pour l’emploi, elles
sont également la promesse de rémunérations une fois et demie plus importante à chaque âge
de la vie » (p.153).
Abandonner les ambitions de démocratisation de l’enseignement est donc contraire aux
évolutions actuelles3.
Cette remise en cause est en fait doublement critiquable et dangereuse : d’une part, parce
qu’elle repose sur une mauvaise évaluation des politiques éducatives incriminées, d’autre part,
parce qu’elle est contraire aux objectifs et nécessités économiques du moment : augmenter le
nombre de diplômés dont l’économie française a besoin. Car « ce n’est pas de moins de
diplômés, mais de plus de diplômés dont les entreprises ont besoin pour évoluer et s’adapter »
(p.198). Or, ces adaptations se font pour l’essentiel au détriment des moins diplômés (p.202).
Eric Maurin précise même une évolution récente préoccupante : « La situation des diplômés du
supérieur se renforce désormais non plus seulement par rapport aux non-diplômés, mais
2
L’auteur regrette d’ailleurs que même Jean-Pierre Chevènement ait pu donner l’impression de
faire « amende honorable » sur ce sujet.
3
« De fait, on a pu constater à peu près partout dans le monde développé une augmentation
des inégalités entre salariés diplômés et non diplômés, alors même que la proportion de
diplômés augmentait dans la population active. » (p.162)
également par rapport aux diplômés du secondaire : là réside le seul véritable changement
survenu ces dernières années. » (p.203).
Et c’est là tout l’enjeu de ce qu’il nomme « la nouvelle question scolaire » : il nous faut prendre
conscience que notre monde « se transforme au même rythme que les afflux de nouveaux
diplômés [et qu’il] accorde toujours plus de prix au capital humain, aux compétences, aux
qualifications et à la capacité d’évolution de chacun. La nouvelle question scolaire se dessine
précisément à la jonction de ces deux problèmes [sous-estimation des bénéfices des réformes
de démocratisation et adaptation à l’économie nouvelle] : l’évaluation de ce qui a été
accompli et la compréhension des nouveaux enjeux de l’éducation dans l’environnement
économique qui est le nôtre » (p.10)
Achevant de disqualifier le « vent mauvais » réactionnaire et malthusien, Eric Maurin conclut à
une corrélation effective entre toutes les politiques de démocratisation de l’enseignement de
ces cinquante dernières années et des résultats positifs sur l’employabilité et les niveaux de
salaire4.
Et au-delà de ce bilan, l’auteur se montre soucieux de proposer quelques solutions pratiques
pour « franchir un nouveau cap scolaire : celui d’une réelle démocratisation de l’enseignement
supérieur » (p.17), puisque c’est là, selon lui, l’enjeu de notre temps.
La défense de la démocratisation de l’enseignement n’est pas, on en conviendra aisément,
particulièrement originale en soi. Mais ce que les commentateurs n’ont pas manqué de
souligner à propos du livre d’Eric Maurin, c’est la méthode par laquelle il arrive à ces
conclusions. Il semble, en effet, que l’une des clés du succès du livre repose sur sa capacité
apparente à défendre des objectifs de démocratisation de l’école à l’aide de la raison
économique. La plupart des critiques ont d’ailleurs insisté sur la rigueur et la force de la
démonstration, fruit de l’économie empirique. Ce qui serait « nouveau » ici ce n’est donc pas de
défendre plus d’école ; ce qui est « nouveau », c’est de défendre l’effort des politiques
éducatives au nom de l’efficacité économique. C’est de prouver que la démocratisation génère
d’indéniables bénéfices individuels et sociaux.
Mais il apparaît que cette démonstration se fait au prix de quelques choix théoriques fort
discutables et mène à des conclusions qui valident plus qu’elles ne contrarient le « vent
mauvais » actuel…
Le « capital humain » et la défense de la démocratisation de l’enseignement
Avant d’aborder une des propositions centrales d’Eric Maurin en matière de financement de
l’enseignement supérieur, il convient de s’arrêter sur ce qui pourrait apparaître comme un
simple point de méthode : il concerne la mise en évidence et la mesure des bénéfices de la
scolarisation.
4
« Il existe ainsi bel et bien une étroite coïncidence entre l’accélération puis la décélération de
l’effort éducatif, d’une part, et le redressement puis la stabilisation de la qualité de l’insertion
professionnelle au fil des générations, d’autre part. Contrairement à une idée aujourd’hui
ressassée, la qualité de l’insertion professionnelle à la sortie de l’école tend à s’améliorer de
façon tendancielle depuis les générations du milieu des années 1960, et cette amélioration
s’est infléchie au moment même où l’effort éducatif était suspendu » (p.145).
L’essentiel des statistiques utilisées établissent des corrélations entre les diplômes et les
niveaux de chômage ou de revenus. L’effet du diplôme, autrement dit sa valeur, est donc
mesuré à partir de sa rentabilité financière pour son titulaire. Ce sont ces effets qui permettent
de conclure à la rationalité de l’investissement dans l’éducation : « En additionnant les surplus
d’activité et de ressources ainsi générés tout au long des carrières professionnelles, il ne
serait pas difficile de montrer que les bénéfices actualisés d’une année supplémentaire
d’enseignement supérieur excèdent largement les coûts que représente cet investissement pour
l’étudiant et pour la société » (p.157).
Ce type de présentation et de méthode repose sur un choix théorique qu’Eric Maurin assume
et défend. En l’occurrence, il s’agit d’opposer à la « théorie du signal », la théorie du « capital
humain ».
Selon certains auteurs5, en effet, les diplômes ne seraient qu’un simple permis d’accès à
différents postes sans véritable valeur intrinsèque. Ils « signaleraient », avant tout autre chose,
un niveau de certification sans pour autant renvoyer à de réelles compétences ou à une réelle
efficience dans le travail. « Le capital éducatif et les titres scolaires s’apparenteraient ainsi à
un simple « signal », une étiquette prestigieuse, mais potentiellement trompeuse » (p.169). Or,
c’est précisément cette idée qu’Eric Maurin entend combattre en fournissant la démonstration
inverse (p.170)6.
Pour Eric Maurin, la « dévalorisation des diplômes » liée à leur plus large diffusion est un
« mythe ». Les diplômes ont des effets réels en termes de compétence et de productivité ; et ce
sont là leur véritable valeur. Valeur sur laquelle les entrepreneurs ne se trompent pas. A titre
d’exemple, comparant les générations de 1965 et de 1975 (les générations de 1975, moins
touchées par le chômage, disposent de niveaux de formation plus élevés ayant bénéficié de la
démocratisation du lycée) il affirme que « dans la mesure où les employeurs sont capables
d’identifier la contribution des personnes nées en 1965, d’une part, et celle des personnes
nées en 1970 ou 1975, d’autre part, il s’agit bien d’un effet réel sur l’employabilité des jeunes,
et non d’un effet transitant par un meilleur « signal » dont auraient profité les générations du
début des années 1970 au détriment de celles du milieu des années 1960″ (p.175).
S’il existe bel et bien un effet ou contenu réels des formations qui explique le lien entre les
niveaux d’employabilité/de salaire et les diplômes eux-mêmes (p.173), la théorie du « capital
humain » est confortée7. Mais ici l’auteur n’assure pas seulement que la rentabilité des
5
Eric Maurin critique notamment l’ouvrage de Marie Duru-Bellat, L’inflation scolaire Les
désillusions de la méritocratie (éditions Seuil, 2006). Dans cet ouvrage, Marie Duru-Bellat y
affirme que « les comparaisons internationales ne font pas apparaître de corrélation entre le
niveau de formation des jeunes et le niveau de chômage » (p.66).
6
« [A propos des diplômes] beaucoup pensent (notamment en France) qu’il ne s’agit que d’un
effet nominal, un effet « parchemin » : chacun a intérêt à avoir le diplôme le plus élevé, mais la
société, elle, ne tire aucun bénéfice à multiplier les parchemins. Cela ne produirait aucun
effet social réel, sinon une « inflation », pour reprendre le titre même du livre récent de Marie
Duru-Bellat : les diplômes, à l’instar de la monnaie, se dévaloriseraient à mesure qu’on en
augmente la diffusion » (p.158). Marie Duru-Bellat remet en cause les projections, notamment
des économistes, qui pensent pouvoir anticiper une demande croissante de travailleurs
diplômés dans les économies développées.
7
Pour expliquer l’erreur des tenants de la « théorie du signal » Eric Maurin précise que la
comparaison ne doit pas se faire entre cohortes du même âge mais entre générations en les
diplômes est réelle et vérifiable. Il affirme, et ce point est essentiel pour la théorie du « capital
humain », que cette rentabilité ne fait que traduire ou réaliser l’efficacité du travail des
individus diplômés. Autrement dit, l’économie standard a raison d’affirmer que le salaire est
déterminé par la productivité du travail.
Conséquemment, Eric Maurin critique l’idée selon laquelle les diplômes n’auraient qu’une
valeur relative, c’est-à-dire qu’ils n’auraient de valeur que relativement à la distribution des
diplômes au sein d’une génération ou sur le marché du travail. Le diplôme ne permettrait
l’accès à une place, un rang dans la hiérarchie des postes et des statuts, qu’en fonction de la
hiérarchie des diplômes eux-mêmes.
« La thèse désormais ancienne [Pierre Bourdieu, « Classement, déclassement, reclassement »,
Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°24, 1978] selon laquelle l’éducation devient
très largement un « bien positionnel » dont la valeur est relative à ce qu’ont les autres ne
résiste guère à une analyse approfondie » (p.159). Ici encore, les statistiques prouvent
l’inverse, nous dit Eric Maurin : « La démocratisation de l’enseignement modifie bel et bien la
capacité réelle des jeunes à faire carrière ainsi que la capacité réelle des interactions qu’ils
entretiennent entre eux ou, plus tard, avec leurs enfants » (p.188).
L’illusion de la dévalorisation des diplômes s’explique par un problème de méthode : il faut
comparer la situation d’une personne en fonction de ce qu’elle serait si elle n’avait pas
bénéficié de la démocratisation et non, simplement, de manière inter-générationnelle comme
les analyses des théoriciens de l’inflation scolaire.
On retrouve donc ici l’ensemble de l’outillage de la théorie du « capital humain » de Gary
Becker. Les diplômes valent parce qu’ils sont sanctionnés par le marché du travail et par les
entreprises sur la base même des gains de productivité du travail qu’ils permettent.
L’éducation vaut essentiellement par ces effets sur l’employabilité et sur les revenus futurs des
diplômés. Dans le cadre de nos « sociétés de la connaissance », l’éducation est bel et bien un
facteur de croissance essentiel8.
analysant au même nombre d’années qui les séparent de leur sortie du système scolaire
(p.167).
8
« Il conviendrait de soumettre à la critique le dogme de la « société de la connaissance », qui a
pris le relais de la « société post-industrielle » ; sans doute la diffusion des nouvelles
techniques d’information et de communication affecte-t-elle les métiers et toute la vie
quotidienne, mais y répondre en allongeant les durées d’études est peut-être un peu court ; de
même que prôner de manière abstraite l’augmentation de la « connaissance » pour faire face
aux incertitudes de l’avenir » nous dit, pour sa part, Marie Duru-Bellat (op.cit., p.68). On
retrouve en effet ici les difficultés que présente assez classiquement ce type de démonstration
: « Pour les économistes, les recrutements se font sur un marché où s’ajustent offre et demande
de compétences. Concrètement, si l’employeur désireux de recruter une caissière n’a face à
lui que des demandeuses d’emploi bachelières, il prendra une bachelière au même tarif que si
l’ »offre » avait été moins diplômée. […] Evidemment, si on mobilise (indûment) la notion de
besoin, et si, de plus, on prolonge les tendances passées, comme le font les prévisions du
ministère, on conclura qu’il faut de plus en plus de diplômés puisque les entreprises, pour
tous les niveaux d’emplois, recrutent des jeunes de plus en plus diplômés… La boucle est
bouclée » (Ibid., p.64).
Mais ce qui semble le plus intéresser Eric Maurin est que ce type de calcul est le premier
fondement d’une rationalisation des comportements, comme le suppose l’économie standard.
Etablir, en effet, l’efficacité de l’enseignement sur la base des bénéfices individuels, permet
d’établir aussi la rationalité des calculs « coûts/avantages » en matière de formation. A partir de
l’analyse de deux cohortes (1945 et 1964) Eric Maurin signale : « Si l’on admet, en outre, que
l’obtention d’un diplôme réclame entre trois et cinq ans d’études supplémentaires, on peut
évaluer de 10% à 16% l’impact moyen de chaque année d’étude certifiée supplémentaire sur
le salaire. En d’autres termes, en renonçant à une année de salaire pour poursuivre ses
études, on augmente de 10% à 16% son salaire annuel futur, tout au long de sa vie. La valeur
actualisée sur toute une vie d’un tel surplus annuel de revenus couvre évidemment très
largement le coût privé ou social d’une année de formation. » (p.115).
« Evidemment », nous retrouvons tout le détail de la très classique théorie de la rationalité des
acteurs. Il est rationnel, par un calcul d’actualisation des revenus, de sacrifier des revenus
immédiats ou d’investir dans une poursuite d’études car ces investissements seront
« largement » rentabilisés9.
Si certains peuvent se réjouir de l’apport de ces théories économiques dans le débat sur la
démocratisation scolaire, ils oublient peut-être un peu rapidement ce que cela implique : si
l’éducation vaut par ses effets économiques, elle peut et doit, en retour, être évaluée par ces
mêmes effets. On pourrait aussi penser que ce ne sont là que des détails. Après tout, s’il est
possible de défendre la démocratisation scolaire avec les outils intellectuels de la théorie
néoclassique, pourquoi ne pas s’en saisir. L’essentiel en la matière serait que ces
démonstrations viennent au service de la « bonne cause », ici la démocratisation de l’école.
Certes. Mais c’est négliger les conséquences même d’une telle présentation. S’intéresser aux
retombées économiques d’une activité comme l’enseignement n’a rien d’illégitime en soi. Mais
développer le modèle classique de Gary Becker n’est pas sans conséquences. Si Eric Maurin
développe de telles démonstrations c’est parce qu’elles opèrent les premiers déplacements
nécessaires à ses propositions sur les bénéfices et le financement de l’enseignement supérieur.
Les bénéfices de l’enseignement supérieur
Eric Maurin porte son attention sur la question du financement de l’enseignement supérieur.
Ce souci se justifie par au moins deux éléments : d’une part, l’Etat ne pourra faire face à la
charge qu’implique l’augmentation de la demande de formation supérieure ; d’autre part, son
financement actuel est injuste. D’où l’intention de proposer un système « original ».
Le premier point relève d’une pétition de principe qui a le goût du jour : alors que les
entreprises ont et auront besoin de plus en plus de diplômés du supérieur, l’Etat ne peut pas ou
ne peut plus prendre en charge « un enseignement supérieur de qualité [qui] coûte cher »
(p.205). Rien de plus dans l’ouvrage ne vient expliquer cette impossibilité.
9
Nous ne dirons rien ici sur ce que suppose ce type de développement pour analyser la
chômage. Celui-ci ne devant pas être analysé en terme macroéconomique, mais bien en terme
d’inadéquation entre « offre » et « demande » de formation ; autrement dit, le chômage est un
problème individualisable, puisqu’il est le résultat d’un défaut de formation.
Le second point s’appuie sur des inégalités actuelles du système éducatif. Le financement
actuel n’est pas bon, il est même injuste. Les universités perçoivent trois pourcents seulement
de leur budget grâce aux frais d’inscription ; la quasi totalité de leur financement est donc du
ressort de l’impôt. Or, si tout le monde paie l’impôt, seule une minorité bénéficie de
l’enseignement supérieur.
« […] en l’état actuel des choses les bénéfices privés de l’enseignement supérieur, et
notamment de ses filières les plus coûteuses et les plus prestigieuses, vont pour l’essentiel à
une minorité de personnes issues des classes sociales les plus favorisées » (p.235)
Autrement dit, on doit comprendre que ce sont les plus modestes qui financent la formation
du « capital humain » des plus aisés. L’impôt est à l’origine de cet effet pervers. Et c’est
finalement sur cette question que la démarche d’Eric Maurin prend tout son sens : il s’agit de
sortir l’enseignement supérieur d’un financement public.
Toute la difficulté d’Eric Maurin est alors de trouver une solution au financement de
l’enseignement supérieur tout en préservant l’essentiel des ambitions souhaitables de
démocratisation et de rester dans un cadre « méritocratique ». Pour cela, il insiste sur la nature
des dépenses et des bénéfices concernés. Si nous sommes habitués à parler des dépenses
d’éducation comme s’il s’agissait d’investissements, il convient de distinguer des
investissements différents selon la nature même des bénéfices qu’ils procurent. Autrement dit,
il convient de préciser qui bénéficient en premier lieu des dépenses ou des investissements
éducatifs réalisés. Car, cela ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur la manière de les
financer.
C’est à ce niveau qu’Eric Maurin propose de distinguer deux ordres d’enseignements puisque
« L’enseignement supérieur et l’enseignement secondaire produisent deux « biens » sensiblement
différents » (p.17). Ces « biens » ont, en effet, selon lui, une valeur et des bénéficiaires distincts.
« Autant le soutien à la formation secondaire d’un adolescent s’apparente à un investissement
public dont toute la société (et pas seulement le jeune lui-même) bénéficiera, autant le choix
de poursuivre des études supérieures constitue un investissement privé dont le premier
bénéficiaire sera le futur ex-étudiant lui-même. Si l’on accepte cette distinction, le
financement de la diversification ou de la professionnalisation des formations supérieures
appelle des politiques de nature assez différentes de celles menées pour l’expansion des
formations secondaires » (p.18, souligné par nous)10
Ce qui constitue un investissement dont le bénéfice est « social » appelle un financement
socialisé ; ce qui constitue un investissement dont le bénéfice est « privé » appelle, aussi
logiquement, un financement privé. La privatisation du financement est logique et justifiée
lorsqu’il est démontré que l’essentiel des bénéfices d’une scolarisation constitue des bénéfices
essentiellement privés. On comprend alors que l’analyse de l’éducation en terme de « capital
humain » n’était pas un détail de la démonstration. Tout au contraire, il est l’élément qui permet
de dérouler le reste du raisonnement sur la privatisation des bénéfices de l’enseignement
supérieur.
Si l’on accepte, en effet, de percevoir et de réduire l’enseignement à de la formation de
« capital humain » et que celui-ci réalise naturellement ses bénéfices dans la sphère
10
Cette distinction est réaffirmée plus loin dans l’ouvrage : « Les bénéfices attendus du
secondaire sont avant tout sociaux : éviter qu’une partie de la population ne demeure sans
qualification, exposée à la pauvreté, à l’assistance sociale ou à la délinquance. De tels
bénéfices, sont, par nature, très différents des bénéfices essentiellement privés attendus de
l’enseignement supérieur (donner à chaque bénéficiaire une chance de rejoindre les classes
supérieures de la société) » (souligné dans le texte, p.245).
économique à travers les salaires accordés (lesquels, rappelons le, sont fixés rationnellement
par les employeurs en fonction de la contribution réelle des employés, la productivité
marginale du travail), alors il est logique d’assimiler l’éducation à un « bien privé », à ses
« bénéfices privés » et donc, in fine, à des « investissements privés »11.
Le financement de l’enseignement supérieur
Pour autant, Eric Maurin dit refuser une solution « purement libérale ». Son intention est de
proposer un système « original » de financement qui se démarque du « libéralisme idéologique »
où chacun finance ses propres études – par sa capacité de paiement immédiate ou par sa
capacité d’endettement. Il préfère un autre système qui doit être aussi efficace
économiquement que démocratique, dans le sens où il ne contrevient pas trop à la méritocratie
et au principe d’égalité :
« Une réponse déjà ancienne, et qui pourtant peine à s’imposer dans le débat public européen,
est de faire contribuer non pas les étudiants à l’orée de leur scolarité universitaire, mais les
ex-étudiants, une fois qu’ils sont devenus diplômés du supérieur et qu’ils se trouvent dans une
période de leur vie professionnelle où le remboursement progressif de leurs études ne leur
pose plus de problèmes financiers » (p.234)12.
En s’appuyant sur les exemples australiens, néo-zélandais et anglais, Eric Maurin précise les
avantages et les modalités pratiques de ce mécanisme de financement.
En quoi ce système se distingue-t-il d’une logique « purement libérale »13 ?
La différence tiendrait en trois points. D’une part, le remboursement étant différé et
subordonné à l’accès à un emploi stable et rémunérateur, ce système ne constitue pas une
barrière à l’entrée de l’université pour les plus démunis. D’autre part, l’échéance du
remboursement n’est pas certaine, puisque l’ex-étudiant n’en est redevable qu’à partir du
moment où, dans le cadre d’un emploi stable, il perçoit un revenu supérieur à un multiple du
revenu médian. Enfin, l’importance du remboursement ne dépend pas directement ou
uniquement des frais de scolarité mais des capacités futures des ex-étudiants puisque les
remboursements sont suspendus dès que le salarié ne perçoit plus un certain niveau de revenu.
Le remboursement est par ailleurs plafonné.
11
Ce point nous amène à penser que le sous-titre de l’ouvrage, Les bénéfices de la
démocratisation, est bien plus juste et révélateur que son titre, La nouvelle question scolaire,
qui, ainsi présentée, n’a vraiment rien de nouveau.
12
Eric Maurin signale en bas de page ses inspirateurs : « Voir les travaux précurseurs de
Milton Friedman et Simon Kuznets, Income from individual professional practice, NBER,
1945, ainsi que M. Friedman, « The role of government in public education », in Economics
and the Public Interest, Robert Solo (éd), Rutgers University Press, 1955. L’idée a trouvé des
supporteurs à gauche comme à droite sur l’échiquier des économistes. Elle fut ainsi défendue
par un autre prix Nobel, James Tobin, keynésien celui-là, qui fut à l’origine d’une des toutes
premières expériences, au début des années 1970, à Yale » (p.234).
13
Solution qui n’est pas envisagée pour le secondaire : « La diffusion la plus large possible
d’un enseignement secondaire de qualité représente un enjeu social trop central pour être
abandonné aux imperfections du marché » (p.245). La remarque n’étant pas faite pour
l’enseignement supérieur, le lecteur appréciera le sens et l’inspiration de la proposition de
l’auteur.
Ces différences avec un système d’emprunts individualisés comme c’est le cas aux Etats-Unis
par exemple, existent. Mais il faut admettre que cette « solution originale » pose une série de
problèmes qui ne sont pas éloignés de la solution « purement libérale ». Dans ses principes
comme dans sa mise en pratique le « remboursement différé » pose finalement les mêmes
difficultés ou presque que l’emprunt individualisé.
En premier lieu, la démonstration d’Eric Maurin s’appuie et se justifie, nous l’avons vu, par
une distinction assez nette entre les bénéfices sociaux du secondaire et les bénéfices privés du
supérieur. Or, cette distinction semble particulièrement difficile à établir. Comment ne pas
imaginer qu’un futur polytechnicien prépare dès son lycée et même dès son collège son entrée
dans cette grande école. Aussi, pour le jeune devenu polytechnicien, le bénéfice d’apprendre à
lire, écrire et compter est définitivement un bénéfice individuel. Pourquoi alors ne pas lui
demander le remboursement de l’ensemble de la formation reçue ? Autrement dit, la nature
essentiellement « sociale » des bénéfices de l’enseignement secondaire est d’autant plus visible
dans des cas où les jeunes bénéficiaires n’ont pas « vocation » à dépasser ce niveau de
qualification. C’est finalement sous-entendre que le secondaire ne vise qu’à épargner la
jeunesse de « la pauvreté », de « l’assistance » et de la « délinquance » (p.245), qu’à assurer le
minimum de savoir-vivre indispensable à la vie sociale.
Cette distinction entre les bénéfices privés et les bénéfices sociaux de l’enseignement
supérieur relève en fait d’une pétition de principe. Seul le cadre théorique initialement adopté,
le « capital humain », empêche Eric Maurin de concevoir les bénéfices sociaux de
l’enseignement supérieur. De même, l’incapacité de l’Etat à financer l’enseignement supérieur
ne se comprend que dans le cadre strict des dogmes actuels concernant les finances publiques.
En fait, la démonstration est perverse : non seulement elle postule, sans la démontrer,
l’incapacité de l’Etat à payer, mais, pire, elle affirme que l’impôt est injuste.
Sur le plan pratique, les difficultés sont nombreuses. De l’aveu même de l’actuel ministre de
l’Education, pourtant peu enclin à s’émouvoir du sort des enseignants, les jeunes enseignants
sont moins bien rémunérés que les jeunes policiers, recrutés au niveau du bac. Qui doit alors
payer ? Plus généralement, comment calculer le coût de l’enseignement ? Faut-il rester sur le
strict paiement des coûts engagés ? Le risque n’est-il pas alors de pénaliser l’enseignement
technique, toujours plus cher ? Faut-il calculer le remboursement à l’aune des gains actuels ou
uniquement en fonction du coût de l’enseignement reçu ? Une personne pouvant se lancer
dans une activité sans rapport avec sa formation initiale, quel lien établir entre le salaire actuel
et le diplôme d’hier ? On peut multiplier à l’envi les interrogations.
Incitations financières et réussite scolaire : une logique libérale de l’enseignement
On pourrait même critiquer les propositions d’Eric Maurin en adoptant un strict point de vue
libéral. Des difficultés plus grandes encore, peut-être, apparaissent. Par « mauvais esprit », on
pourrait pointer un défaut majeur : ce système de financement bénéficie principalement aux
mauvais élèves. Les ex-étudiants paient leurs études en fonction de leurs revenus ultérieurs.
On peut donc penser que certains mauvais élèves, anticipant de faibles rémunérations futures
(tous les agents sont rationnels), pourraient occuper indûment l’université pendant plusieurs
années uniquement parce qu’ils savent qu’ils n’auront finalement pas à en supporter le coût.
Par « mauvais esprit », avons-nous dit. Et l’on pourrait trouver ces dernières remarques
inutilement ironiques. Certes. Mais il se trouve qu’Eric Maurin les a, semble-t-il, jugées
suffisamment pertinentes pour y répondre (indiquant ainsi au passage que la théorie libérale
est bel et bien le modèle, son modèle). Puisque les taux d’échec et de redoublement sont une
« source de préoccupation […] aiguë » (p.252) précise-t-il, Eric Maurin analyse avec intérêt le
système italien [de quelques universités en fait] qui alourdit les frais d’inscription en fonction
du revenu des parents. L’augmentation des frais d’inscription n’étant pas progressive, il existe
des effets de seuil, c’est-à-dire qu’une faible différence de revenus peut provoquer une nette
augmentation des droits d’inscription. Or, on observe que « les étudiants situés juste au-dessus
des seuils (ceux qui paient plus) réussissent plus vite que ceux situés juste au-dessous des
seuils (pour qui l’année perdue coûte moins chère) » (p.253). Et, satisfait de ces résultats, Eric
Maurin de conclure plus généralement sur l’utilité des incitations financières :
« Dans ce cas précis, l’incitation financière semble bien avoir un effet non négligeable sur
l’investissement personnel des étudiants dans leur scolarité. La mise en œuvre de ce type de
politique génère par ailleurs des externalités positives en décongestionnant les filières où elle
s’applique. De façon plus générale, l’étude milanaise suggère que l’on pourrait tirer un
certain bénéfice à moduler les frais d’inscription en fonction du temps passé pour réussir les
examens. Une idée cousine (non explorée à ma connaissance) serait de moduler les aides ou
l’accès aux prêts des étudiants en fonction de cette même variable de temps passé à obtenir
les crédits universitaires » (p.253).
En un mot, plutôt que de demander à un banquier d’évaluer votre capacité d’endettement,
l’administration répondant à la même logique pourrait s’en charger14 !
Il nous semble inutile ici d’insister sur ces questions. On aura compris suffisamment comment
ce qui se présente comme une brillante démonstration contre l’air du temps et ses « vents
mauvais » n’est rien d’autre que son habillage dans des termes qui passent pour être
« progressistes ». La privatisation du financement de l’enseignement supérieur se fait au nom de
l’égalité. A l’inverse, le financement par l’impôt est source d’effets pervers, d’inégalités. Parce
que les individus ne poursuivent que des fins intéressées, parce que les bénéfices de
l’éducation sont privés, il est économiquement rentable, juste et efficace de contrôler les
comportements et choix des individus au moyen d’incitations financières.
Mais Eric Maurin ne s’arrête pas là. Soucieux d’être utile à la décision publique, il lui semble
indispensable de préciser les contours d’une réforme importante.
Réformer le système
Nous l’avons vu, Eric Maurin se montre particulièrement critique envers l’injustice du système
français de financement de l’enseignement supérieur. Mais ses reproches dépassent largement
la seule question des finances. Car « [l]’enseignement secondaire fonctionne encore trop
exclusivement comme une simple machine à trier les bons et les mauvais élèves » (p.232).
Cette réalité, on le comprend, est dommageable en soi mais aussi et surtout critiquable en
raison de la nécessité économique de faire accéder le plus grand nombre à l’enseignement
supérieur. Et cet objectif prioritaire oblige à concevoir des réformes à tous les niveaux de
14
On appréciera également la réforme des bourses pour les collégiens et lycéens proposée par
l’auteur : « […] les aides sont souvent dispersées sur un nombre trop important de
bénéficiaires et n’atteignent pas le niveau critique qui serait susceptible d’influer réellement
sur la poursuite des études. Il semble aujourd’hui nécessaire […] d’expérimenter une
concentration plus importante de ces aides sur la fraction de familles réellement en
difficulté » (souligné par nous, p.248). Ces propos n’appellent pas, nous semble-t-il, de
commentaires particuliers.
l’enseignement15. L’ensemble du système éducatif doit être reconsidéré avec attention dans la
perspective d’une augmentation sensible du nombre d’étudiants16. La sélectivité du système
scolaire est nuisible et devrait être reportée puisque « [c]’est pourtant au supérieur que devrait
désormais revenir exclusivement ce rôle d’orientation et de sélection » (p.206).
On peut alors se demander sur quoi doivent reposer ces réformes nécessaires. Peu d’éléments
sont avancés en terme de contenus d’enseignement. Mais peut-être sont ils induits par ce
qu’Eric Maurin nomme les « bénéfices » du secondaire. Si ces bénéfices sont avant toute autre
chose « sociaux », on peut penser que la finalité principale des établissements du second degré
doit être de dispenser des « savoir-être » plus que des savoirs.
Son attention se porte en fait plus spécifiquement sur le fonctionnement général du système.
Pour le rendre plus efficace, il apparaît indispensable de mettre en concurrence les
établissements scolaire. Et ici encore, Eric Maurin feint de critiquer le modèle libéral pour
mieux le retrouver.
Dans un premier temps il affirme en effet que : « Au final, la concurrence donne lieu à une
pure et simple hiérarchisation des écoles en fonction de la valeur des élèves et de son
prédicateur le plus sûr : le niveau social des parents » (p.227).
Mais Eric Maurin ne réfute pas toute idée de concurrence. Il plaide, tout au contraire, avec
conviction et insistance, pour une « concurrence raisonnée » entre les établissements :
« Il s’agit de progresser vers une concurrence raisonnée et informée en lieu et place de
l’actuelle compétition sauvage, mal informée et finalement contre-productive » (p.231)
On notera au passage que si la compétition est parfois jugée « sauvage » c’est qu’elle est « mal
informée ». Il apparaît donc qu’une « concurrence raisonnée », pour être « productive », doit
s’appuyer sur des dispositifs d’information efficaces, comme le montre encore l’exemple
américain proposé en modèle :
« La quasi-totalité des Etats américains rendent désormais publiques les performances
moyennes des élèves, performances évaluées selon les mêmes critères pour tous les
établissements d’un même Etat. Dans une moitié des Etats environ, les moyens publics alloués
aux écoles dépendent au moins en partie des résultats à ces évaluations. Une série de travaux
menés par Eric Hanushek et Margaret Raymond suggère que l’introduction de ces principes a
eu pour effet d’accélérer les progrès des élèves dans les Etats concernés par rapport aux
autres Etats » (p.231).
Cette mise en « concurrence raisonnée » ne doit pas être l’apanage du secondaire puisqu’elle est
aussi envisageable et souhaitable pour le primaire17.
15
« Au-delà même des difficultés de financement, l’ouverture de l’enseignement supérieur
exige que soient repensés la vocation et le fonctionnement de chacun des étages du système
scolaire. Et ce, d’autant plus qu’aux missions de justice dont l’école est investie s’ajoute plus
que jamais un impératif d’efficacité économique » (p.261).
16
« Comment réduire la fréquence des échecs et abandons précoces ? Comment faire en sorte
qu’un nombre plus important d’élèves achèvent leur scolarité secondaire avec un niveau
satisfaisant, et qu’ils se sentent suffisamment à leur place, pour envisager une formation
supérieure ? Cette question invite à repenser les objectifs et contenus du secondaire, mais
également ceux du primaire, y compris le préélémentaire » (p.205).
17
« Miser sur une concurrence induite par le libre choix des parents semble bel et bien une
fausse bonne idée, ou, en tout cas, une idée appelant la plus grande prudence. Manquant
d’informations, les parents ne sont pas spontanément en mesure de susciter les bonnes
« incitations ». Il ne faut pourtant pas renoncer à mieux former les enseignants et à encourager
les établissements à mieux mobiliser leurs forces. Il n’est pas vrai que tous parviennent à faire
progresser les élèves de la même façon. On sait qu’une partie non négligeable des disparités
Entre la diminution du nombre de bourses pour les collégiens et lycéens (p.248), la
modulation des aides dans le supérieur pour sanctionner les redoublements (p.253) et la
« concurrence raisonnée » entre établissements, on obtient, qu’on le veuille ou non, toute
l’infrastructure d’un marché de l’éducation fonctionnant essentiellement à partir d’incitations
financières. Ici encore, on aura du mal à distinguer finalement ce type de discours avec l’air du
temps.
La démocratisation contre les professeurs
Toute grande réforme ambitieuse se confronte à des obstacles. Et comme il a été dit plus haut,
l’air du temps n’est pas favorable à la démocratisation. « Un vent mauvais semble se lever »,
n’oublions pas. Ce vent, selon Eric Maurin, est celui du conservatisme alimenté par les
« élitistes et les malthusiens ».
Au risque de s’attarder ici encore sur des questions secondaires, il n’est peut-être pas inutile de
comprendre ce qui se cache derrière les termes d’ »élitisme » et de « malthusianisme ». Et ce
d’autant moins que l’auteur propose l’esquisse d’une sociologie de ce vent de « l’aristocratisme
scolaire »(p.7) et du « malthusianisme »(p.8). Cette sociologie sommaire intéresse d’autant plus
que ce « vent » est difficile à cerner car fait d’ »arrière pensée des nouveaux malthusiens » (p.9).
Cette sociologie achève de dresser les contours de son projet.
« Elitistes et malthusiens ne sauraient être confondus. Ils ne présentent pas les mêmes
arguments. Ils ne partagent pas non plus les mêmes valeurs. Mais d’objectives convergences
d’intérêts les rassemblent aujourd’hui sur une ligne conservatrice et les conduisent à faire
cause commune autour d’une idée simple et de plus en plus consensuelle : il serait temps
d’interrompre le grand processus de démocratisation qui a caractérisé de nombreuses
politiques éducatives occidentales depuis cinquante ans » (p.9).
A ce niveau de généralité, on pourrait aisément adhérer à ce type de discours. Après tout,
quelques récents ministres n’ont pas hésité à proposer des apprentissages professionnels plus
précoces, des parcours de réorientation plus incitatifs, à rappeler le nécessaire retour aux
méthodes traditionnelles et aux « fondamentaux », à proclamer que la « sélection » n’est pas un
vilain mot, etc.
On pourrait penser à tout cela. Mais à suivre les développements de cette sociologie du
conservatisme, on ne découvrira qu’une seule catégorie évoquée explicitement : les
professeurs.
Eric Maurin n’oublie pas, en effet, de citer longuement les résultats d’un sondage commandé
par la FSU où il apparaît que « les trois quarts des enseignants de moins de 35 ans estiment
que demander au collège d’accueillir tous les élèves est un objectif irréaliste. » Et de préciser
dans la foulée, le conservatisme malthusien des enseignants : « Les nouvelles générations
d’enseignants constituent aujourd’hui en France l’un des groupes sociaux les plus sceptiques
à l’égard des politiques de démocratisation ». Enfin, pour ceux qui n’auraient pas encore
compris le message, une note de bas de page précise : « Selon la même enquête, si une
de réussite des élèves à l’école primaire est attribuable aux différences entre écoles et entre
enseignants » (p.229). Il est intéressant de noter que tout récemment, Xavier Darcos a
finalement abandonné l’idée de rendre public les performances des élèves par établissements !
majorité d’enseignants se déclarent pour l’abandon du collège unique, une majorité plus nette
encore de parents se déclarent favorables à son maintien » (p.120).
Eric Maurin explique ses résultats par le désarroi et la « désillusion » ou encore la « détresse »
des enseignants. Mais plus directement, il les explique par le mode même de recrutement et de
formation des enseignants, jugé trop disciplinaire. Progressivement, c’est le statut même des
enseignants qui est remis en cause. Dans un sous chapitre intitulé « Le malaise enseignant »
(p.119) Eric Maurin fait en effet l’éloge d’un recrutement « plus ouvert » (en prenant pour
exemple la Scandinavie et le Royaume-Uni) tout en regrettant subrepticement le recrutement
à vie du système français (p.121)18.
Les enseignants issus d’un système sélectif ne peuvent avoir d’autres souhaits que la sélection.
Les connaissances disciplinaires, ramenées ici à de simples et futiles performances d’élus
dans leur « discipline de prédilection », ne sont pas seulement inutiles ; elles nuisent au travail
nécessaire de socialisation des élèves, puisque nous l’avons vu, le secondaire est entièrement
voué au vivre ensemble.
Les professeurs sont ces « nouveaux malthusiens » évoqués au tout début de l’ouvrage qui
objectivement s’allient et font « cause commune » avec les élitistes, l’autre race des
conservateurs. L’œuvre d’ouverture et de modernisation doit se poursuivre. Mais il est clair
pour Eric Maurin qu’elle ne peut se poursuivre sans rencontrer un obstacle : les professeurs
eux-mêmes. Trop peu conscients des enjeux économiques de notre temps, trop sûrs de leur
formation, et finalement trop protégés par un statut qui les conforte dans leur conservatisme,
les professeurs sont bien, pour Eric Maurin, les principaux obstacles à la démocratisation de
l’enseignement.
C’est pourquoi il déplore que « les autorités politiques françaises peinent à surmonter ces
contradictions » (p.122), et que « ces hésitations françaises tranchent avec le dynamisme
éducatif observé ailleurs dans une grande partie du monde développé » (p.123), avant de citer
en exemple, une fois encore, les Etats-Unis et le Canada.
18
« En grossissant le trait, on pourrait dire que devenir enseignant reste en France une forme
d’élection, au terme de laquelle les élus sont nommés à vie, une fois pour toutes, en fonction
des savoirs et savoir-faire qu’ils ont su manifester dans leur discipline de prédilection à la fin
de leur propre formation initiale. Rien de tel en Scandinavie, au Royaume-Uni et plus
généralement dans le nord de l’Europe : le recrutement des enseignants y est ouvert, placé
chaque année sous la responsabilité des autorités éducatives locales en fonction des besoins
de chaque école particulière. Le métier d’enseignant n’est pas très loin d’y être un métier
comme un autre, pour l’exercice duquel l’expérience professionnelle spécifique prime sur la
formation pédagogique. […] La France semble bien être le seul grand pays du monde
développé où les enseignants qui entrent dans la carrière sont avant tout et principalement de
bons élèves dans leur discipline. Ce modèle était sans doute adapté au système très sélectif de
l’immédiat après-guerre ; il ne l’est évidemment pas au collège unique. Pire : il crée un
véritable déphasage entre la formation et la pratique et arme d’inévitables sentiments de
déception, voire de déclassement chez les intéressés » (p.121). Une note de bas de page justifie
alors la préoccupation de Luc Ferry en 2003 de « revoir l’organisation des concours de
recrutement des professeurs du second degré et de s’assurer que les futurs enseignants
reçoivent la formation adaptée à leur futur métier et ne se font pas de celui-ci une
représentation inexacte, source de déceptions et de frustrations » (p.122).
Conclusion : la financiarisation de l’école
Eric Maurin a beau critiqué le « libéralisme idéologique » par quelques formules rassurantes,
ses analyses et ses propositions sont entièrement fondées sur un choix théorique absolument
clair : le néolibéralisme.
Tout dans sa démonstration, des bénéfices privés de l’enseignement à la privatisation du
financement de l’enseignement supérieur, de la mise en concurrence des établissements à la
remise en cause de la formation et du statut des enseignants, en passant par le contrôle des
comportements par des incitations financières, tout transpire l’esprit de concurrence généralisé
et l’individualisation extrême des parcours et des conditions.
Elèves, enseignants, professeurs, parents, étudiants : tous sont perçus et doivent se percevoir
comme des individus mus uniquement par leur intérêt. Tous doivent avoir le souci de la
rentabilité de leur action. A tous les contribuables il est recommandé de se demander non pas
simplement ce que l’on fait de leurs impôts mais si leur contribution leur rapporte
effectivement. Et dans cette infernale logique du calcul coût/avantage tout y passe : les
contenus de formation du secondaire, la formation des enseignants et leur statut, les avantages
sociaux de l’enseignement supérieur ou encore la non concurrence entre établissements
d’éducation.
La nouvelle question scolaire constitue en fait un plaidoyer, décidé et conscient, pour les
politiques néolibérales en matière d’éducation, telles qu’elles sont définies au sein de l’OCDE
ou de la Commission européenne, et telles qu’elles sont progressivement mises en place par
les ministres de Nicolas Sarkozy. Comme nombre d’experts, Eric Maurin est convaincu que
notre système éducatif est vieillot, qu’il doit être réformé parce qu’il est en « retard » sur les
politiques adoptées dans les principaux pays développés.
Mais l’ouvrage d’Eric Maurin ne vient pas seulement soutenir à l’occasion les politiques de
Valérie Pécresse et de Xavier Darcos. Pour une large part, il les devance, les encourage et les
presse. Pratiquement, il vient défendre l’emprise de la logique financière (à la fois idéologique
et pratique) sur l’enseignement. Son système de financement de l’enseignement supérieur
repose, nous l’avons vu, sur des incitations financières pour piloter la réussite des étudiants. Et
ce faisant, il ne peut que provoquer l’explosion des droits d’inscription et, par conséquent,
assurer l’essor de la dette étudiante. Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’Eric Maurin, qui se
montre si volontiers attentif aux systèmes anglo-saxons, ne dit rien, absolument rien, de
l’énorme endettement des étudiants américains et anglais.
Enfin ordonné à la logique économique du raisonnement coûts/avantages, c’est tout le système
éducatif qui, au gré de politiques publiques spécifiques, doit se concevoir comme un marché
de l’éducation. Et comme il est classique en la matière, cette transformation radicale se fait au
nom d’une prétendue démocratisation de l’école.
L’étonnant dans le succès de cet ouvrage est qu’il a été salué et apprécié par une certaine
gauche. Comment en effet, un tel discours, aussi cohérent, empruntant aussi clairement au
modèle libéral, développant des logiques aussi significatives et révélatrices, comment peut-il
passer pour un discours de gauche ? Tout simplement parce que ces idées sont déjà passées à
gauche ! Plus précisément dans une partie de la gauche. Celle qui a adopté le « logiciel
néolibéral » promu par les instances communautaires de Bruxelles ou au sein de l’expertise de
l’OCDE. Cette gauche là, croit encore qu’il suffit d’opposer l’intervention de l’Etat aux
« incertitudes du marché » pour défendre des idées originales19. Cette gauche croit pouvoir
rendre bénéfiques et vertueuses la concurrence et la compétition généralisées lorsque celles-ci
ne sont pas abandonnées aux aléas du marché mais bel et bien ordonnées par l’Etat. C’est une
des méprises majeures de notre temps. Et c’est ce qui rend cette gauche aveugle aux
conséquences inégalitaires de la concurrence et de la financiarisation, aveugle aux
conséquences désastreuses de la titrisation des emprunts contractés par les étudiants. Cette
gauche là a défendu, ou à tout le moins accepté, la LRU, comme elle a remis en cause la carte
scolaire, au nom même des lois de l’économie et des bienfaits de la concurrence.
L’ouvrage d’Eric Maurin est consacré aux questions d’éducation. Mais son succès dépasse
largement ce cadre ; il est finalement très révélateur de cette incroyable désorientation de la
gauche actuelle.
Guy Dreux
Octobre 2008
19
Les propositions d’Eric Maurin en matière de financement de l’enseignement supérieur n’ont
pas tardé à être mises en exergue sur le site de Terra Nova, le dernier think tank du Parti
socialiste. Eric Maurin est d’ailleurs directeur scientifique de ce think tank, présidé par Olivier
Ferrand, et la présidence du conseil d’orientation scientifique a été confiée à Michel Rocard.
[1]
A propos de l’ouvrage d’Éric Maurin
[2] scolaire