Contractualiser : stratégie d’acculturation pour transformer le métier enseignant ?
Paul DEVIN, président de l’Institut de recherches de la FSU
Texte publié par Carnets Rouges, n°28, mai 2023
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Le recours à l’emploi contractuel d’enseignantes et d’enseignants est généralement légitimé par une motivation gestionnaire qui invoque la nécessité d’une flexibilité des emplois. Mais cette raison ne vient-elle pas masquer d’autres visées dont l’enjeu serait une transformation profonde de la culture professionnelle enseignante ?
Contrairement à ce que l’on croit parfois, l’emploi contractuel d’enseignantes et d’enseignants n’est pas une invention du néolibéralisme qui serait née dans les années 1980. D’autres époques connurent un recours plus important au recrutement contractuel parfois parce qu’il s’agissait de faire front à des circonstances particulières comme celles de la guerre, parfois parce que la massification créait un besoin subit de postes et parfois tout simplement parce que l’État refusait de prévoir les moyens nécessaires.
Pour autant, il n’en est pas moins vrai qu’une augmentation du recours à l’emploi contractuel est nette depuis les années 2000 et qu’elle est affirmée non plus comme un impératif de réajustement technique mais comme une volonté politique de développer la coexistence de titulaires et de contractuels, volonté qui s’est dotée, par la loi de transformation de la fonction publique d’août 2019, des moyens légaux d’y parvenir.
Une stratégie de management des ressources humaines en fonction des besoins ?
Le motif de la flexibilisation des effectifs de la fonction publique prétend être celui d’une réponse qualitative aux besoins du service public d’éducation alors qu’à contrario, l’attachement à la titularisation résulterait d’un archaïsme auxquels les syndicats enseignants seraient liés par intérêt corporatiste et aux dépens des besoins réels des citoyennes et citoyens.
L’effet bénéfique de la flexibilisation sur la qualité du système est pourtant loin d’être aussi certain. Force est de constater, par exemple, sa totale incapacité à régler la crise de recrutement qui obère pourtant gravement l’avenir de l’action publique éducative. Et si le recrutement massif de contractuels a donné l’impression de faire face à l’urgence des académies déficitaires, c’est au prix d’un renoncement dans les exigences de recrutement qui est loin d’être la garantie d’une réponse qualitative aux besoins.
Le paradoxe est que l’emploi statutaire permet, dans la réalité, une bien meilleure adaptation aux besoins territoriaux que l’emploi contractuel. Les enseignants et les enseignantes payent cher la contrainte qui assure la présence de fonctionnaires sur l’ensemble du territoire et qui les conduit à débuter leur parcours professionnel loin de leur lieu de vie et parfois pendant une part importante de leur carrière. A l’inverse, la satisfaction du contractuel à obtenir un emploi dans sa région de résidence ne facilitera en rien la continuité territoriale. On voit donc assez facilement que la doxa d’une précarisation rendue nécessaire pour des raisons d’intérêt général est loin d’être une évidence.
On pourrait aussi le constater quant aux diverses dérogations qui sont de plus en plus fréquemment concédées dans le cadre des emplois titulaires, là encore au prétexte des besoins et de l’amélioration qualitative. Ainsi, le profilage des postes qui vient relativiser les critères d’ancienneté pour privilégier la sélection par le supérieur hiérarchique est loin d’avoir fait les preuves de ses capacités à améliorer le service public d’éducation.
On peut donc s’interroger sur les motivations de la transposition dans la fonction publique d’une stratégie qui, dans l’entreprise privée, correspond à une variabilité économique de la production qui peut produire de fortes fluctuations du besoin d’emplois. Une telle variation est difficilement comparable avec la permanence de l’activité de l’Education nationale.
Une stratégie d’acculturation professionnelle ?
En fait, cette finalité gestionnaire et ses rhétoriques de rationalisation dissimulent une autre motivation, celle d’une transformation des métiers enseignants.
Renforcer le pouvoir hiérarchique
Le statut protège l’exercice professionnel de l’enseignant qui bénéficie d’une indépendance d’action aux conditions du respect des obligations légales. Cette liberté dite pédagogique, désormais consacrée par la loi depuis 2005, n’est pas une faveur concédée à l’enseignant, elle est une nécessité démocratique pour que l’éducation ne puisse être instrumentalisée par un pouvoir partisan et ses éventuelles volontés d’endoctrinement. Au terme d’une lente construction historique, la seconde moitié du XXe siècle, par les lois de 1946 et 1983, avait permis que se construise un cadre statutaire permettant une dialectique où droits et obligations contribuaient au meilleur équilibre entre impératifs d’intérêt général, qualité du service, nécessités de la vie démocratique et respect des droits citoyens du fonctionnaire.
Le concours de recrutement comme la formation initiale et continue offraient la possibilité d’une pratique professionnelle où enseignantes et enseignants assumaient la responsabilité de la conception de leurs enseignements.
Mais bien des gouvernants se méfient de cette indépendance et veulent imposer la seule nécessité d’une obéissance du fonctionnaire pour réduire le métier enseignant à l’exécution de tâches prescrites. Volonté de domination politique et réduction des coûts de formation convergent dans ce sens.
La doxa d’une amélioration qualitative par la mise en concurrence des personnels et la rémunération au mérite se heurte au constat, qu’en réalité, le sens du travail ou la valeur collective de l’action professionnelle s’avèrent largement plus déterminants de l’engagement que les primes[1].
On imagine facilement comment le développement de la contractualisation ouvre les perspectives de cette mise au pas. Dépendant de son supérieur hiérarchique pour obtenir et maintenir son emploi, pour satisfaire ses éventuelles intentions de mobilité, pour bénéficier d’une meilleure indemnité au mérite, le contractuel sera enclin au strict respect des consignes données et permettra que se construise une culture professionnelle où l’asservissement aux directives sera accepté comme une condition nécessaire de l’emploi. D’autant que l’insuffisance de la formation permettra un doute permanent sur la compétence professionnelle qui rendra plus difficile toute revendication à concevoir ses propres enseignements,
Une telle conception hiérarchique prétend se fonder sur l’assertion constitutionnelle que le gouvernement « dispose » de l’administration et qu’il est logique que le fonctionnaire se soumette. Mais c’est oublier que, par une écriture législative subtile mais délibérément voulue, le législateur n’a pas désigné l’obligation de conformité aux instructions[2] par le terme d’obéissance, voulant permettre la coexistence d’un principe hiérarchique et d’une nécessité d’indépendance comme garantie de l’exercice démocratique de l’action publique.
Cette indépendance est, de plus, nécessitée par l’expertise nécessaire à cet exercice. C’est l’évidence même, pour celui qui observe avec attention la réalité de l’enseignement, que le modèle applicationniste qui voudrait limiter le travail enseignant à la mise en œuvre de consignes est incapable de faire face à la complexité des situations d’apprentissages.
Quand on voit les difficultés institutionnelles aujourd’hui rencontrées face aux abus de pouvoir, qu’ils produisent une dégradation majeure des conditions de travail ou se traduisent par des harcèlements moraux ou par des violences sexuelles ou sexuées, ne prend-on pas un risque à la personnalisation du pouvoir conduisant aux décisions concernant la mobilité ou la rémunération variable ? Qui sait si nous n’ouvrons pas la porte à un risque qui n’avait pas lieu d’être au sein de l’Education nationale, celui de la prévarication ?
Et le Conseil d’État, lui-même, de rappeler que « si l’on estime que le statut est une garantie essentielle pour le bon exercice des fonctions publiques, il est déraisonnable, sinon contradictoire, de permettre que se développe […] l’occupation d’emplois publics par les agents contractuels[3]».
Transformer les critères de recrutement
L’observation des procédures d’embauche de non-titulaires met en évidence une profonde transformation des critères de recrutement. Les qualités relationnelles sont devenues essentielles jusqu’à mépriser parfois, dans les académies très déficitaires, la vérification des savoirs maîtrisés. Des situations paradoxales en ressortent où il est désormais possible de confier un enseignement de contenus à des personnes qui ne les maîtrisent que très imparfaitement. La presse a décrit avec étonnement les procédures de recrutement qui permettent désormais de devenir professeur en trente minutes. Si le discours institutionnel continue à affirmer l’importance des diplômes et de la maîtrise des disciplines enseignées, la réalité du recrutement contractuel est sensiblement différente qui voudra ici que l’enthousiasme du candidat ou son affirmation de bienveillance puisse suffire à sa compétence. D’autant que la hauteur des besoins dans les académies les plus déficitaires conduit, hors de toute contrainte réglementaire nationale de recrutement, à des opérations rapides et massives. Un tel risque pourrait être relativisé si une véritable formation était assurée en aval, ce qui n’est pas le cas contrairement aux assurances données.
L’avenir de ces contractuels, dans la situation actuelle, continue à être pour beaucoup d’entre eux celui d’une future titularisation. Mais quand les politiques publiques affirmaient une volonté de titularisation, comme entre 2012 et 2018 par la loi Sauvadet, les dispositifs prévus peinaient à atteindre leurs buts,… qu’en sera-t-il puisque cette volonté politique a disparu ? D’autant que de multiples raisons viennent faire croître les motivations à rester contractuel : celles d’une assurance de rester dans sa région d’origine, celle d’une volonté à ne pas rester enseignant toute la vie, celle d’un sentiment d’être plus libre dans le cadre contractuel. Tout cela construit une tout autre vision de l’exercice du métier enseignant perçu comme un job et non plus dans une perspective de carrière.
Détériorer encore davantage le travail enseignant ?
Les inquiétudes fondées d’une difficulté à pouvoir maintenir la continuité du service public d’enseignement au vu de la pénurie de recrutement devraient nous conduire à la plus grande attention sur les conditions de travail. C’est loin d’être le cas et les propos récurrents des enseignantes et des enseignants sur leur mal-être croissant témoignent d’une dégradation progressive. Elle se traduit dans les faits par une augmentation des démissions, qui reste limitée du fait d’une difficulté majeure de réorientation professionnelle, mais qui témoigne d’interrogations des agentes et des agents sur leur volonté à poursuivre leur activité.
A la précarisation de l’emploi, s’associe une précarisation du travail conçu comme une succession d’opérations qu’il faut asservir pour produire des indicateurs attendus, pour renforcer une rhétorique de discours, pour satisfaire une exigence ministérielle sans qu’en soient interrogés les effets sur ce qui devrait constituer le cœur même d’une pratique enseignante égalitaire en démocratie : émanciper par les savoirs et la culture commune.
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[1] Paul DEVIN, Rémunérer les enseignants au mérite ? , AOC, 6 décembre 2019
[2] Article 28 de la loi de 1983
[3] Marcel POCHARD, Perspectives pour la fonction publique, rapport du Conseil d’État, 2003, p.342
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