Définir le libéralisme ou son âme damnée, le néo-libéralisme, comme le règne du laissez-faire et de la loi du marché est non seulement une erreur historique mais ne permet pas de prendre la mesure de ses conséquences sur l’ensemble de la société.

Les dispositifs de management ou les troupes invisibles du néo-libéralisme par Anne Pezet, Université Paris-Dauphine

Définir le libéralisme ou son âme damnée, le néo-libéralisme, comme le règne du laissez-faire et de la loi du marché est non seulement une erreur historique mais ne permet pas de prendre la mesure de ses conséquences sur l’ensemble de la société. Penser, sous la déferlante des discours sans recul qui font l’actualité, que le néo-libéralisme subit, avec la « crise financière » des coups de boutoir fatals est pour le moins naïf pour ne pas dire stupide. Le néo-libéralisme s’appuie non seulement sur des règles, sans cesse renouvelées, mais surtout sur des troupes, invisibles pour l’essentiel, les dispositifs de management . Or, ces derniers constituent le socle du fonctionnement de l’économique et du social quand ce n’est pas du politique, ils sont ses nanotechnologies. Car, loin de n’être qu’une idéologie molle , le management et surtout ses dispositifs matériels constituent l’élément dur car technique d’un capitalisme se voulant néolibéral. Et, si l’on peut toujours opposer une autre idéologie, un autre discours à son symétrique, il est bien plus difficile de discuter ou de réfuter la technique surtout quand elle est, pour l’essentiel, invisible.
Le management tire en effet sa force d’une armada de techniques ou méthodes de gestion extrêmement bien organisée autour d’une avant-garde visible (la comptabilité en particulier) mais aussi de troupes chargées d’opérations plus souterraines voire secrètes (les coûts, les indicateurs de performance, etc.). C’est cet ensemble de techniques qu’il faut mettre à jour si l’on veut comprendre le management et, en quoi il constitue l’élément dur du néo-libéralisme. Car la technique reste associée à l’idée de neutralité, d’infaillibilité, d’indiscutabilité. Mais, alors que les techniques dures font l’objet d’une critique quelquefois radicale , les techniques molles sont ignorées y compris par ceux qui dénoncent violemment le « soft » du management . On se limite alors à la rhétorique managériale et néolibérale sans voir que cette rhétorique s’appuie sur des techniques que l’on n’interroge que très rarement .
C’est pourtant par l’intermédiaire de ces techniques jugées inoffensives et par la médiation du modèle de l’entreprise, que l’idéologie néolibérale réalise ses plus grandes percées. Grâce au management et surtout à ses méthodes, l’entreprise est devenue un modèle d’efficacité (d’efficience même !) pour l’ensemble de la société y compris la sphère politique. Toutefois, l’entreprise est un modèle aussi mal compris que le néolibéralisme. Emblème de la mythologie néolibérale, elle est aussi négation du marché. L’économie a bien essayé de la cantonner à un agent sans épaisseur (la firme point selon l’expression de Coriat et Weinstein ). Mais, Oliver E. Williamson , quoique insoupçonnable en matière d’orthodoxie libérale, a distingué le marché de la hiérarchie que représente l’entreprise. Puis, Alfred D. Chandler a dévoilé la main visible des managers en regard de la main invisible du marché d’Adam Smith. L’entreprise, modèle de l’Etat, des services publics ou des associations, dans la pleine réalisation d’une économie largement fondée sur le marché, est justement son contraire. Et les techniques de management figurent précisément le sous-jacent matériel de cette hiérarchie qu’est l’entreprise.
C’est pourquoi, le management, comme modèle d’efficacité technique, a littéralement « colonisé » la société et c’est la raison pour laquelle la crise actuelle ne mettra pas à bas le capitalisme ou le néo-libéralisme. La managérialisation de la société est trop avancée et produit des effets si puissants, macroéconomiques et macrosociaux, qu’elle a pris une autre dimension : ce sont les fictions du management qui s’imposent au politique. Celui-ci devient le spectateur d’un monde décrit par les fictions managériales. Celles-ci reposent sur des discours narratifs et non démonstratifs dans lesquels les techniques sont l’élément dur . C’est ce qui permet de les rendre quasi réelles. Ainsi, la fiction de la performance et ses techniques associées, les indicateurs, trouvent-ils un fort retentissement du côté du politique. La « notation » des ministres sur la base d’indicateurs chiffrés illustre bien ce phénomène . L’idée d’évaluer les ministres comme des managers relève d’une fiction. Dans les entreprises, on use effectivement des indicateurs pour évaluer la performance des managers mais on connaît aussi les conditions de réussite et les limites desdits indicateurs. Il est par exemple indispensable de pouvoir relier l’output et les inputs, c’est-à-dire de s’assurer que le manager détient bien la maîtrise de la formation du résultat de son action, c’est le principe de contrôlabilité. Regardons quelques indicateurs devant mesurer la performance du ministre de l’éducation : la baisse du nombre de signalements de violence auprès des forces de police ou l’augmentation de l’âge moyen des enseignants en ZEP. Le ministre est-il réellement en mesure de contrôler ces deux phénomènes ? Par ailleurs, les indicateurs sont souvent plastiques dans leurs usages : pour faire baisser le nombre de signalements de violence, on peut mener des actions contre la violence mais aussi « oublier » de signaler… Ces phénomènes sont bien connus dans les entreprises. Mais, l’élaboration collective d’une fiction managériale gomme ces aspects et on ne considère plus que l’efficacité dont ses techniques seraient porteuses. Leur pouvoir de séduction est par conséquent fort ainsi que leurs effets de réel sur les individus et les collectifs. En effet, l’usage de dispositifs rend ces fictions bien réelles pour les individus qui les utilisent (les subissent ?). Mais, pourquoi en est on arrivé là ?
La première réponse, la plus facile, est la mondialisation. Dans une société globale, largement conquise par le capitalisme financier, le management est porteur d’un langage commun. Les dispositifs y jouent le rôle d’une grammaire comprise de tous. La puissance de l’économie chasse le politique au profit du management. La globalisation réduit la capacité des Etats à mener une politique économique et industrielle et déplace progressivement le regard des individus vers l’entreprise. Ses fictions s’imposent à eux. Pourtant, la globalisation des économies n’est pas la cause unique ni même principale de ce phénomène.
La seconde réponse, plus sensible car elle concerne le monde de la recherche, est à chercher du côté de la recherche en économie. Celle-ci s’est très majoritairement orientée vers la formalisation mathématique. Or, ces démarches ne permettent plus de penser l’économie dans une perspective politique. Elles donnent tout au plus des recommandations fondées sur des bases de données statistiques quelquefois sujettes à caution . Et quand les économistes désertent le terrain des réalités sociales, le management peut s’engouffrer dans la brèche tant son insignifiance apparente est forte. Finalement, le politique cherche encore à s’intéresser à l’individu mais la mondialisation l’en empêche ; l’économie n’est plus en mesure de s’intéresser directement aux individus tant elle use avec excès de la médiation statistique.
C’est parce qu’il ne dispose plus que de cette compréhension tronquée de l’économie que le politique ne parvient pas à proposer une alternative à la managérialisation. Or, les dispositifs de management ont pour caractéristique d’inscrire dans les comportements, dans les corps mêmes, les idéaux de leur temps . Ils sont le substrat matériel de ces idéaux . La « modélisation de la société par l’entreprise » et son corollaire, la colonisation de la société par le management et ses dispositifs, sont devenus tellement prégnants que le néolibéralisme, qu’ils soutiennent, a encore de beaux jours devant lui.