L’université américaine que certains présentent en France comme un modèle de performance qu’il faudrait imiter est au centre d’un débat public aux Etats-Unis que l’on a peine à imaginer ici

L’université aux Etats-Unis , un modèle pour le monde ? par Christian Laval

L’université américaine que certains présentent en France comme un modèle de performance qu’il faudrait imiter est au centre d’un débat public aux Etats-Unis que l’on a peine à imaginer ici. Certains organes de presse affirment que l’enseignement supérieur dans le monde est en cours d’américanisation à grande vitesse. Une couverture récente de Newsweek (15 septembre 2003) s’intitulait de façon particulièrement significative : « Transformation à l’américaine : ce que le reste du monde apprend des universités américaines (« Turning American, What the Rest of the World Is Learning From American Universities »). Mais par ailleurs, une vive contestation , dont la grande presse populaire se fait volontiers l’écho, dénonce le caractère de plus en plus inégalitaire du recrutement des étudiants. Même dans les universités publiques, les études supérieures semblent être devenues un luxe interdit à un nombre de plus en plus grand d’ étudiants.
S’intéresser à la politique universitaire américaine est d’autant plus essentiel qu’on y voit à l’œuvre un système de financement préconisé par l’OCDE et la Banque mondiale et dont la caractéristique est d’accroître dans tous les pays la part des dépenses privées dans les études supérieures. Or cette politique libérale engendre de très vives résistances aux Etats-Unis, dans les milieux académiques, comme parmi les étudiants et leurs familles qui en sont victimes.

L’explosion des droits d’inscription

L’augmentation des droits d’inscription devient en cet automne une question nationale. Le quotidien populaire USA to day du mercredi 27 août 2003 notait ainsi que dans la plupart des universités publiques les droits d’inscription connaissaient des augmentations rarement atteintes tandis que les services offerts par les établissements subissaient des coupes sombres. « Il est un axiome très répandu parmi les responsables politiques :lorsque les conditions économiques sont dures, les collèges et les universités sont les premiers à être touchés par les réductions et ils sont plus durement touchés que tout le reste. Après tout il existe toujours une source financière de secours : les étudiants eux-mêmes » résume ce journal.
La montée des déficits publics liés pour une part à la guerre en Irak a poussé nombre d‘Etats à mener une politique de réduction des subventions aux universités publiques encore rarement vue aux Etats-Unis malgré le lent désengagement public depuis 20 ans. Selon la même enquête de USA to day, sur les 68 plus grandes universités publiques à travers les Etats-Unis, 28 ont accru les droits de plus de 10 % pour l’année 2003-2004, 10 les ont augmenté de plus de 20 %. Le réseau d’établissements qui compose l’Université de l’Etat de Californie a même décidé d’augmenter les frais de scolarité de 30 % et de n’accueillir plus aucun étudiant nouveau. Il faut savoir que les frais sont traditionnellement élevés et, en tout cas, sans rapport avec ce que doivent payer les étudiants français dans des universités publiques. Les étudiants californiens, par exemple, payent environ 6 000 dollars par an et les non-californiens accueillis dans les universités de cet Etat payent un peu plus de 20 000 dollars. Ces sommes n’ont pas empêché un grand nombre d’universités d’annoncer que les services éducatifs et les moyens pédagogiques offerts allaient également diminuer : moins d’options, des effectifs plus chargés, des suppressions de programmes. Dans certains départements, seuls les cours les plus fréquentés pourront être maintenus selon un mode de sélection que le quotidien américain qualifie de « darwinien ». Dans le département d’anglais de l’université du Wisconsin par exemple, le séminaire sur James Joyce ne pourra pas être financé. Cette augmentation générale pour 2003, si elle est particulièrement forte du fait des restrictions imposées par l’engagement militaire et la politique de « sécurité nationale », s’inscrit dans une tendance longue. En 2002, les frais de scolarité avaient déjà augmenté de 10 % par rapport à l’année précédente .
On croit souvent de ce côté de l’Atlantique que les étudiants les plus modestes bénéficient tous de bourses généreuses pour poursuivre leurs études .En réalité les aides publiques aux étudiants sont traditionnellement insuffisantes pour faire face à des frais très élevés et elles sont actuellement en nette diminution dans de nombreux Etats. Ce qui oblige les étudiants à s’endetter de plus en plus et à multiplier les petits jobs précaires et faiblement payés. N’est-ce pas là une bonne et saine application de la doctrine du « capital humain » qui considère que les dépenses dans l’éducation sont des investissements comme les autres réalisés en vue d’un profit individuel ? Les effets sociaux en tout cas semblent indiquer que les étudiants de milieux modestes sont conduits de plus en plus fréquemment à arrêter leurs études avant le terme prévu.
Ces mesures qui visent à diminuer la dépense publique conduit à une sélection par l’argent de plus en plus dure. Cette politique maintenant générale à travers les Etats-Unis fait débat non seulement du fait de la montée des inégalités qu’elle traduit et qu’elle encourage mais aussi du point de vue de sa rationalité globale. Tout se passe comme si les dirigeants américains actuels étaient convaincus qu’une telle sélection malthusienne n’allait avoir aucune incidence négative sur le niveau culturel de la nation du fait de la qualité de l’enseignement supérieur aux Etats-Unis. Pourtant, la question qui agite de plus en plus les milieux académiques comme la presse économique peut se résumer ainsi : une éducation de plus en plus régie par des logiques marchandes est-elle efficace du point de vue de la « compétitivité globale » de l’économie américaine quand on voit qu’ elle conduit à diminuer le nombre d’étudiants ?

Des entreprises comme les autres

En mars 2000, deux journalistes de The Atlantic Monthly, Eyal Press and Jennifer Washburn, publiaient un long article « The Kept University » qui montrait que les universités américaines, qu’elles soient publiques ou privées, étaient progressivement amenées à se comporter comme des entreprises essentiellement motivées par le profit (for-profit companies). Même les grandes universités de statut privé qui se déclarent à but non lucratif ( not- for- profit) et qui bénéficient à ce titre d’exemptions d’impôts sont entraînées sur cette pente. Toujours en quête de fonds pour la recherche ou pour le maintien de leur potentiel d’enseignements, leurs stratégies se fixent des buts de plus en plus éloignés de la recherche désintéressée et de la formation culturelle. Le cynisme d’une compétition acharnée se répand et finit par régir les comportements. La logique de marché touche tous les aspects de l‘enseignement comme le montre un spécialiste de la vie intellectuelle américaine, Richard A. Posner . L’inégalité de salaire et de considération s’accroît considérablement entre quelques professeurs-vedettes qui font la réputation de l’institution et attirent des étudiants à la recherche d’un diplôme dont la valeur dépend elle-même de cette réputation, et tout un sous-prolétariat d’enseignants plus obscurs et mal payés qui assurent l’essentiel du fonctionnement de la machine universitaire. Le poids de ces « stars » dans l’université, dont la célébrité a été acquise parfois sur la base d’une médiatisation extra-académique, témoignent précisément du fait que la logique concurrentielle qui régit de plus en plus les universités américaines les conduit à adopter des comportements très proches de ceux des grands médias.
Cette tendance est inséparable du mécanisme inégalitaire d’ensemble qui touche la société américaine : seule une minorité dirigeante a pu ces vingt dernières années percevoir le surplus de revenu engendré par la croissance et les gains de productivité. Dans ce contexte, les entreprises universitaires doivent lutter de plus en plus durement pour défendre ou augmenter la valeur monnayable de leurs diplômes. D’où le recrutement de grands spécialistes à l ‘étranger qui sont attirés par des salaires sans rien de commun avec ceux qu’ils pourraient percevoir dans leur pays d’origine. Mais la valeur marchande du diplôme dépend bien souvent de « signaux » et de « labels » qui peuvent n’avoir aucun rapport avec le contenu intrinsèque des études mais qui peuvent être très liés à l’« image de marque » de l’établissement : ancienneté de l’institution, composition sociale des étudiants, qualité des équipements, lien avec des grandes entreprises, et présence d’intellectuels-vedettes. La défense ou la conquête de cette valeur de marché a un coût et ce coût est de plus en plus supporté par les étudiants et leurs familles.

L’offensive des universités for-profit

La similarité des stratégies des établissements quel que soit leur statut tient d’abord au fait que même les universités dites d’Etat dépendent de fonds privés : droits d’inscription, investissements d’entreprises dans la recherche, sponsorisation et dons privés. Seuls 30 % des fonds de l’Université de l’Illinois par exemple proviennent de l’Etat. Elles doivent déployer les mêmes procédés pour recruter les enseignants prestigieux, s’adapter aux stratégies de recherche des entreprises et se doter des équipements coûteux pour in fine attirer les étudiants-clients. Quant aux grandes universités, elles sont de fait devenues des entreprises à la tête d’un capital financier colossal et elles ne se distinguent souvent des entreprises capitalistes ordinaires que par le fait qu’elles n’ont pas à verser de dividendes tout en bénéficiant d’avantages fiscaux importants.
C’est dans ce contexte concurrentiel que se développent actuellement les entreprises éducatives pleinement capitalistes. Selon l’hebdomadaire Newsweek, ces universités lucratives ( for- profit ) seraient au nombre de 700 et certaines seraient déjà de véritables multinationales .C’est le cas de plusieurs groupes comme Le Sylvan Learning Systems ou le groupe Appolo (propriétaire de l’université Phoenix en Arizona) qui se sont déjà largement implantés en Amérique latine et en Europe. Espérant profiter à plein de l’augmentation des effectifs étudiants dans la décennie qui vient, elles entendent surtout profiter de l’incapacité financière dans laquelle se trouvent les Etats d’accroître leur capacité d’accueil du fait des politiques néolibérales qui se sont généralisées. Elles offrent en outre des formations en ligne dont le potentiel est estimé aujourd’hui à plus de 200 milliards de dollars par an.
D’après l’hebdomadaire américain, le succès de ces entreprises universitaires tient au fait qu’elles se concentrent sur un marché très ciblé en vendant un enseignement très pratique à des étudiants soucieux d’augmenter leur valeur d’échange sur le marché du travail. Les cursus concernent surtout la gestion, l’informatique, l’ingénierie et les langues. Ces entreprises ont par ailleurs pour caractéristique d’éliminer toutes les prestations coûteuses que l’on trouve sur les campus traditionnels et de dégager ainsi des marges bénéficiaires très importantes.
On se doute que la croissance de ces entreprises exerce d’ores et déjà une pression sur l’ensemble du système universitaire américain et même mondial. De nombreuses universités développent à leur tour des formations payantes sur internet par exemple.

Le triomphe du modèle américain ?

Reste que l’enseignement supérieur américain est en position de domination à l’échelle mondiale comme suffisent à le montrer aussi bien sa capacité d’attraction d’enseignants et d’étudiants étrangers (près de 600 000 chaque année) que son pouvoir de définir les normes internationales en matière de diplôme. On pourrait montrer de façon plus générale qu’il est devenu le véritable « modèle de référence » aussi bien pour les grandes organisations économiques et financières qui prônent une libéralisation plus ou moins complète du marché éducatif que pour maints gouvernements dans le monde. Sans parler évidemment de tous les étudiants, chercheurs et enseignants qui peuvent à bon droit envier les conditions de recherche et d’étude dont jouit la communauté universitaire aux Etats-Unis. Outre tous les attraits que peut avoir un pays en position dominante dans de nombreux domaines économiques, technologiques, culturels, linguistiques -position dominante qui se traduit aussi par la valeur mondiale des diplômes qu’il délivre-, on constate que l’enseignement supérieur américain est entré dans un « cercle vertueux » : les moyens financiers qui lui sont alloués sous la forme de subventions publiques aussi bien que de dépenses privées procurent ces conditions exceptionnelles, lesquelles renforcent à leur tour « l’attractivité « du modèle. Il faut dire que le financement de l’enseignement supérieur américain représente près de 2,3 % du PIB américain (seulement dépassé par les 2, 5 du Canada) tandis qu’en France il dépasse à peine 1% du PIB. La situation est à peu la même en Angleterre ou en Allemagne et elle est bien pire en Italie. Et si la dépense annuelle est de près de 20 000 dollars par étudiant aux Etats-Unis, elle n’est que de 7 000 en France. Ce sont là, on en conviendra, des données essentielles : les grands pays européens qui ont vu naître et croître les universités sont de plus en plus distancés, étouffés, provincialisés.
On vient de voir que le « modèle américain » n’était pas sans graves défauts. Mais on ne peut nier que la mise en concurrence des systèmes d’enseignement supérieur qui tend à se développer à l’échelle mondiale et qui est à la fois accepté et encouragé par les responsables de l’éducation en Europe (comme le soulignait explicitement la Déclaration de Bologne en 1999) invite à de redoutables mais inévitables choix stratégiques. La démarche choisie en Europe consiste à imiter peu ou prou la voie américaine : autonomie des établissements, financement local accru, esprit concurrentiel, pilotage de la recherche par les marchés, augmentation des frais de scolarité, etc L’argument avancé est que jamais les budgets publics ne suffiraient seuls à rivaliser avec les financements dont bénéficient les « entreprises d’enseignement » aux Etats-Unis. L’orientation massivement libérale de l’Europe pousse en effet partout à couper dans les dépenses publiques et ne laisse espérer aucun accroissement des dépenses à la hauteur des besoins.
Comme le souligne donc Newsweek, il semble bien s’agir d’un « devenir américain » de l’université européenne. L’exemple anglais est parlant. Tandis que le nombre d’étudiants doublaient ces 15 dernières années, les subventions publiques baissaient quant à elle de 36 %. Pour faire face au sous-financement de l’université britannique, le gouvernement de Tony Blair a choisi de tripler brutalement les droits d’inscription. Il continue d’encourager les « partenariats public-privé »qui sont au centre de la stratégie de « troisième voie ». Comme le dit ironiquement le magazine Newsweek du 15 septembre 2003, d’autres pays qui prétendent se distinguer du capitalisme américain et proclament leur volonté de forger un autre modèle de société sont en train de copier point par point les caractéristiques de l’université d’Outre-Atlantique : presque toutes les universités allemandes sont passées au système anglo-saxon de type LMD. Des cursus entièrement en anglais se mettent en place dans nombre d’entre elles. Pour les journalistes de Newsweek, il ne fait guère de doute également que la réforme universitaire française s’inscrit dans cette évolution générale. Newsweek se plaît à citer François Blamont le directeur de l’agence EduFrance, qui affirme que désormais les universités françaises doivent se vendre comme le parfum et le champagne…
La presse américaine a-t-elle tort de reconnaître le modèle domestique dans les réformes qui ont lieu à l’étranger ? A l’exception de ce dernier propos et si l’on oublie le franc parler de Claude Allègre, on a la nette impression que les interprétations des réformes européennes et françaises que proposent les observateurs américains et les justifications qu’en donnent les responsables politiques en France n’ont strictement rien à voir. Serait-ce par excès de pudeur, de candeur ou plus simplement par peur d’un vrai débat sur le devenir de l’enseignement supérieur ? Il est à peu près certain qu’un choix de modèle universitaire va s’imposer dans des délais assez brefs. Ce qui évidemment nous renvoie alors à des choix de société, voire de civilisation que l’on peut sans peine qualifier de fondamentaux.

Christian Laval 2003